Abdallah Benanteur

Claude Lemand.
Né en 1931 à Mostaganem, Abdallah Benanteur a baigné dans un milieu fami­lial et cultu­rel algé­rien sen­si­ble à l’écriture et au livre manus­crit enlu­miné, à la poésie mys­ti­que musul­mane, à la musi­que et au chant anda­lous. Après ses études à l’Ecole des beaux-arts d’Oran et son ser­vice mili­taire, il s’établit à Paris en 1953, dont il fait sa capi­tale de vie et de créa­tion. Il s’est éteint le 31 décem­bre 2017 à Ivry-sur-Seine.

Imprégné par la culture arabe de son Algérie natale, par la grande pein­ture euro­péenne des musées de France et d’Europe, par les arts gra­phi­ques et les manus­crits d’Europe, d’Orient et d’Extrême-Orient, nourri par l’ima­gi­naire des poètes du monde entier, - dont il était devenu un fin connais­seur, grâce à sa femme Monique Boucher, - il a su créer des oeu­vres per­son­nel­les, des pay­sa­ges poé­ti­ques bai­gnés par la lumière réelle de sa Méditerranée natale et de sa Bretagne d’adop­tion et une lumière trans­cen­dan­tale qui trans­fi­gure les pay­sa­ges de la mémoire en para­dis peu­plés de ses chers Elus.

La Nature et l’Histoire l’ont ainsi fait : soli­taire, indé­pen­dant, inquiet, tra­vailleur, orgueilleux. S’il tra­vaille tant, si sa pro­duc­tion gra­phi­que est vol­ca­ni­que, c’est son tem­pé­ra­ment, il ne peut pas faire autre­ment. Le tra­vail est aussi son moyen natu­rel de calmer son angoisse, de répon­dre au tra­gi­que de l’exis­tence et, pour lui en par­ti­cu­lier, de répon­dre au tra­gi­que de l’Histoire. Il était habité par un pro­fond sen­ti­ment de culpa­bi­lité, d’une dette à acquit­ter : son frère serait mort à sa place pen­dant la guerre de libé­ra­tion, sa mère serait décé­dée loin de lui, aban­don­née à son sort, comme l’Algérie tombée dans la déca­dence et le désor­dre.

L’œuvre de Benanteur est le reflet d’une vision idéa­liste et huma­niste, issue de trois concep­tions du monde qui l’ont suc­ces­si­ve­ment influencé et dont il a inté­gré pro­fon­dé­ment les caté­go­ries, car elles cor­res­pon­daient à son idéal humain, esthé­ti­que et social : le mou­ve­ment soufi qu’il a connu enfant en Algérie (poèmes mys­ti­ques lus ou psal­mo­diés en arabe, pro­ces­sions à l’occa­sion de cer­tai­nes fêtes reli­gieu­ses, cal­li­gra­phie et livres enlu­mi­nés), le mou­ve­ment com­mu­niste uto­piste qui l’a marqué dans les années 1950 en France, tous deux pro­ches du boud­dhisme de cet Extrême-Orient dont il connais­sait si bien et admi­rait tant les poètes et les pein­tres (sagesse, poésie et pein­ture : pay­sage idéal et place modeste et har­mo­nieuse de l’homme dans la nature). Il aurait aimé vivre et tra­vailler dans un pays et à une époque où cet idéal humain, esthé­ti­que et social, exis­tait encore : la fin du Moyen-Age euro­péen ou l’apogée de la civi­li­sa­tion arabo-anda­louse.

En l’absence phy­si­que de sa lumière médi­ter­ra­néenne natale, Benanteur n’a pas senti le besoin, comme d’autres pein­tres, de recher­cher une lumière phy­si­que sem­bla­ble (celle du Midi, de l’Espagne ou de la Grèce) ; il a plutôt recher­ché une lumière dif­fé­rente, com­plé­men­taire, celle de la pein­ture : il pren­dra ses vacan­ces dans les pay­sa­ges tem­pé­rés de la Bretagne ; et lorsqu’il peint, grave ou crée des livres, il s’isole tou­jours dans une lumière tami­sée, dans son ate­lier ou dans le sous-sol de son pavillon de ban­lieue. La vraie lumière d’Abdallah Benanteur est dans son œuvre, dif­fé­rente selon ses pério­des ; elle est d’ici et d’ailleurs, « ni orien­tale ni occi­den­tale », elle baigne ceux dont le regard est en har­mo­nie avec elle.
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Marc Hérissé.
La nos­tal­gie des hori­zons perdus, si elle reste sous-jacente dans ces « Pays - Paysages » que nous offre le grand pein­tre algé­rien, n’est qu’une des com­po­san­tes de son uni­vers. Sa superbe pein­ture, de carac­tère uni­ver­sel, ne sau­rait se limi­ter à ce regard récur­rent sur les seuls envi­rons de Mostaganem. Ils ne sont que le point de départ d’une errance dans laquelle l’artiste nous entraîne avec lui. Le regard vacille sans cesse, émerveillé, ne sachant dis­cer­ner l’abs­trait du figuré, chaque toile, d’une seconde à l’autre, pou­vant sus­ci­ter une vision nou­velle : ainsi se révèle-t-elle mul­ti­ple, poly­mor­phe, créa­trice de mys­tère, comme toutes les gran­des œuvres qui, qu’elles soient dra­ma­ti­ques, sym­pho­ni­ques, poé­ti­ques ou lit­té­rai­res, sont si riches que l’on peut soi-même les déchif­frer et les inter­pré­ter de façons diver­ses. Ici, les tondos, pré­sen­tés parmi les gran­des toiles car­rées, ne sont pas diver­tis­se­ments d’esthète, mais foca­li­sa­tion, sym­bole du regard et de l’iris qu’il tra­verse. La palette est irisée, dia­prée, aérienne, vibrante de trans­pa­ren­ces, au sein d’un geste sûr, magis­tral, poé­ti­que et viril. Les trouées de lumière, solai­res ou ora­geu­ses, vous entraî­nent au-delà même des limi­tes du tableau. Devant ces fré­mis­se­ments de lumière, le sou­ve­nir de Turner s’empare de vous. C’est pour­tant un autre monde, mais c’est bien la même magie.
(Marc Hérissé. Benanteur, Peintures. Monographie, volume 1)
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Raoul-Jean Moulin.
Parmi les pein­tres du Maghreb contem­po­rain, Abdallah Benanteur occupe une place sin­gu­lière et exem­plaire d’un point de vue inter­na­tio­nal, par son refus radi­cal et légi­time de tout aca­dé­misme, qu’il soit figu­ra­tif, abs­trait ou post­mo­der­niste, comme de tout arran­ge­ment folk­lo­ri­que tra­his­sant la vraie tra­di­tion arabo-isla­mi­que, qui abou­tit iné­vi­ta­ble­ment, quel qu’en soit la manière ou le savoir-faire, à l’appau­vris­se­ment réduc­teur et nor­ma­lisé de la créa­tion authen­ti­que. En revan­che, il en appelle à la pein­ture, pour lui appro­prier une ges­tuelle déri­vée du prin­cipe cal­li­gra­phi­que et qu’il main­tient tou­jours concise, dense, impé­rieu­se­ment ryth­mée, jamais tentée de se lais­ser enclore et sou­met­tre par le signe. Elle s’élance dans le mou­ve­ment d’une écriture méta­pho­ri­que et non sym­bo­li­que, plon­geant dans l’arrière-pays du pein­tre pour se char­ger de sens et se mani­fes­ter au monde des hommes, à seule fin d’éveiller en chacun la célé­bra­tion de l’ima­gi­naire.
(Raoul-Jean Moulin. Benanteur, Peintures. Monographie, volume 1)
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Rachid Boudjedra.
Ce gra­veur de génie ne vit pas seu­le­ment à l’étranger, en l’occur­rence à Paris où il réside depuis l’âge de vingt ans, mais il vit en exil volon­taire, non seu­le­ment d’une façon géo­gra­phi­que mais méta­phy­si­que aussi. Cet homme est absent au monde et vit son tra­vail de gra­veur comme une ascèse et un ascé­tisme. Enfoui en lui-même. Fasciné par son propre monde inté­rieur. Comme si son être était gravé défi­ni­ti­ve­ment dans une sorte d’inté­rio­rité lai­neuse, ouatée. Parce que cet homme est fri­leux. Métaphysiquement fri­leux. Grâce à la gra­vure, il peut se donner un répit : sur­vi­vre à sa propre peur. Si l’exil a fait de cet immense gra­veur un homme enfoui pro­fon­dé­ment dans le sous-sol de l’être et de la méta­mor­phose, le royaume qu’il régit et sur lequel il règne en maître et sei­gneur absolu. C’est peut-être pour cela que cet homme a le génie modeste. Benanteur ne voci­fère pas. C’est le seul pein­tre algé­rien qui jouit d’une uni­ver­sa­lité inter­na­tio­nale et réelle. Car c’est dans sa ter­ri­ble soli­tude, son silence acharné, sa mys­ti­que abrupte et l’ins­tinct de la trans­cen­dance qu’il a su puiser dans son génie, sa pas­sion du jaillis­se­ment et son sens inné du trait et de l’inci­sion. (Rachid Boudjedra. Monographie, volume 2)
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Lydia Harambourg.
Le pay­sa­gisme flam­boyant d’Abdallah Benanteur par­ti­cipe d’un double ancrage. Le grand pein­tre algé­rien, né en 1931 à Mostaganem, arrive à Paris en 1953. De tra­di­tion arabo-isla­mi­que, sa culture se frotte à une non-figu­ra­tion tein­tée d’un lyrisme per­son­nel qui tra­duit les beau­tés d’une nature perdue et retrou­vée. La nos­tal­gie des hori­zons loin­tains des déserts et de la Méditerranée se trans­pose dans les vas­ti­tu­des mari­ti­mes de la Bretagne. Par tou­ches maillées, alvéo­lées, il recrée les beau­tés chan­gean­tes du spec­tre solaire qui méta­mor­pho­sent le pay­sage, mou­vant comme son ima­gi­naire. Polymorphe, sa pein­ture est tra­ver­sée de scan­sions, d’éléments for­mels har­mo­nieu­se­ment assem­blés et peints avec une liberté contrô­lée. Son métier accom­pli se res­sent de sa fré­quen­ta­tion des maî­tres, au Louvre et en Italie.

Aucun vide dans ses toiles vibran­tes de cou­leurs dia­pha­nes, opa­ques, ména­geant des trouées de lumière, solai­res ou cré­pus­cu­lai­res. Une pein­ture uni­ver­selle, une touche ample, aux accents sym­pho­ni­ques, célè­brent les gran­des forces ori­gi­nel­les, sug­gé­rées par des matiè­res iri­sées, dia­prées, aérien­nes, à l’unis­son du ciel et des nuages, de l’océan, des étendues cos­mi­ques nim­bées de trans­pa­ren­ces. Ni haut, ni bas, à l’égale de la pein­ture chi­noise, dans ses poèmes visuels aux arbo­res­cen­ces lyri­ques en cons­tante expan­sion. Peintes d’une ges­tuelle aux rémi­nis­cen­ces cal­li­gra­phi­ques nour­ries de glacis déliés, ses pein­tu­res sont méta­pho­ri­ques, sym­bo­li­ques. Elles sont une ode à la vie. »
(Lydia Harambourg, La Gazette Drouot, octo­bre 2013).

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