Etel Adnan
Claude Lemand. « Peintre et poète, née à Beyrouth en 1925, Etel Adnan est libanaise et américaine. Elle a fait des études de philosophie à la Sorbonne, à Berkeley et à Harvard. Elle écrit de la poésie, des essais et des pièces de théâtre. Première exposition de peinture en 1960 en Californie, alors qu’elle enseignait la philosophie de l’art. Expositions personnelles à travers le monde : Etats-Unis, France, Allemagne, Royaume-Uni et plusieurs pays arabes. Nombreuses collections publiques et privées à travers le monde. Après avoir longtemps vécu en Californie, Etel Adnan réside aujourd’hui principalement à Paris. »
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Etel Adnan.
"J’ai une passion pour le monde arabe ; nous sommes la région des trois religions monothéistes. Or la religion n’est pas qu’une théologie, c’est aussi une culture, nous avons un héritage incroyable."
"En 1964, j’ai découvert à San Francisco ces carnets japonais qui se déplient en accordéon, dans lesquels les peintres nippons accordaient dessins, textes et poèmes. J’ai aussitôt imaginé que ce serait une excellente alternative au format traditionnel de la page, comme si vous écriviez la rivière elle-même. Le résultat est une véritable traduction du poème arabe originel en une équivalence visuelle. Ce format japonais du papier qui se déplie crée un format horizontal qui semble infini et qui dépasse le cadre habituel des œuvres peintes. Cela devient une libération du texte et de l’image."
"Parmi les différents aspects de mon travail de peintre, je dois mentionner tout particulièrement les livres d’artiste que j’ai commencé à produire au milieu des années 60. Ce sont des « livres » japonais qui se déplient, en provenance de Kyoto et que j’achète à San Francisco, New York ou Paris. J’ai écrit sur ces « livres » des poèmes de la plupart des grands poètes arabes du XXème siècle, en commençant par Badr Shaker al-Sayyab, et j’ai accompagné ces écritures de dessins à l’encre et à l’aquarelle. Je tenais à ne pas utiliser la calligraphie classique, bien qu’elle fût admirable, pour mettre en valeur l’écriture personnelle qui, dans son imperfection même, introduit dans l’œuvre la personne qui écrit. Le résultat est une véritable traduction du poème arabe originel en une équivalence visuelle. Ce format japonais du papier qui se déplie crée aussi un format horizontal qui semble infini et qui dépasse le cadre habituel des œuvres peintes. Cela devient une libération du texte et de l’image. Je voudrais aussi rappeler que j’étais la première artiste du monde arabe, à côté du grand peintre irakien Shaker Hassan Al-Said, à initier ce qui devint plus tard tout un courant dans l’utilisation de l’écriture ordinaire dans la peinture."
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Emmanuel Daydé, Etel Adnan soleil invaincu.
« Entre le soleil et la lune, entre la fièvre de vivre et celle de mourir, la montagne tient la balance » (Etel Adnan)
La peinture comme la poésie d’Etel Adnan descendent de la montagne pour plonger dans la mer. Expérience concrète d’une simultanéité du passé et du présent, son « laboratoire alchimique » vient de loin, de très loin. Du soleil invaincu et de la mer toujours recommencée. Du Liban, de la Grèce, de Paris et de la côte ouest américaine. De la Méditerranée et du Pacifique. De l’atomisme épicurien, du lyrisme triste de Mahmoud Dahwich et de la linguistique naturaliste de Noam Chomsky. De l’icône, de la miniature persane, de la calligraphie arabe, du tapis à motifs géométriques, de l’Abstraction lyrique, de l’Action painting, du Minimal art et du cinéma expérimental. Voyageuse au cœur du cœur de tous ces pays, Etel Adnan demeure une nomade arabe qui chante, en une infinité de ghazal, l’amour fusionnel de notre monde tragique. Si l’on en croit ses amis, « les gens se contentent d’un miracle une fois dans leur vie, mais Etel, elle, a besoin de miracles deux fois par jour ». Célébration de la beauté du monde, ses peintures hédonistes poursuivent à leur manière le Talisman prophétique de Gauguin, que Sérusier a transmis aux Nabis, les « prophètes ».
Née au Liban d’un père turco-syrien musulman et d’une mère grecque orthodoxe, la « pauvre petite Etel » (comme disaient les bonnes sœurs catholiques qui s’occupait de son « cas » à l’école française de Beyrouth) s’est toujours sentie « la meilleure amie du monde ». Pour retrouver l’unité perdue de l’univers, briser les catégories d’Aristote et « rendre infinies les frontières de ce qu’on appelle la réalité » (Artaud), il lui a fallu passer de l’orient à l’occident, franchir les océans, les continents et les gens. Quittant le Liban à l’âge de 24 ans, elle s’enfuit à Paris pour y apprendre la philosophie. « Ma tête restait française, reconnaît-elle, je n’arrivais pas à me détacher de la maison. J’étais rongée de culpabilité : mon père était mort et j’avais laissé ma mère seule. Bien qu’étudiant l’esthétique à la Sorbonne, je fréquentais peu dans les musées. J’ai tout de même dû aller une dizaine de fois au Louvre. Dans les années 1950, la Victoire de Samothrace et la Vénus de Milo étaient présentées très proches l’une de l’autre : elles m’ont bouleversée ». Le premier choc esthétique d’Etel Adnan n’aura donc pas été pictural mais sculptural. Ces nus féminins grecs du Louvre, au dynamisme non pas classique mais hellénistique, ont été vraisemblablement sculptés en Asie Mineure, sur la côte ionienne - cette même côte que sa mère avait dû abandonner à jamais pour se réfugier à Beyrouth, après la dramatique reconquête de Smyrne par les troupes turques en 1922. On s’étonnera moins, dès lors, des montagnes en forme de poitrine féminine qu’elle peindra dans les années 2000, qui semblent évoquer l’Artémis polymastos (« aux multiples seins ») d’Ephèse.
A Paris, Etel Adnan se souvient encore d’avoir repéré un petit tableau, presque carré, de Nicolas de Staël dans la chambre d’une amie russe qui cherchait à le vendre. Mais, à l’époque, Staël, qui suppliait qu’on lui achète un tableau pour vivre, ne vendait rien. Plus tard, le poète libanais Georges Schéhadé – dont la femme possédait une galerie - avouera même à Etel qu’’« hélas, il se contentait d’enjamber ses toiles sans les regarder ». A l’instar de Shafic Abboud, autre libanais parti tenter sa chance à Paris durant ces années 1950, Etel Adnan emprunte le chemin de Damas oriental, qui mène d’une abstraction géométrique pure à une figuration abstraite impure. L’influence de Staël – dont elle se détachera définitivement aux Etats-Unis, sous l’influence du hard-edge, en affirmant l’intégrité éternelle et sans nuance de l’aplat coloré – se mesure à l’aune de ses toutes premières peintures sans sujet apparent, maçonnées au couteau, expressives et physiques comme des joueurs de football.
Pourtant, sans l’aventure américaine, toutes ces premières aspirations picturales auraient été étouffées dans l’oeuf. C’est en traversant les Etats-Unis, d’ouest en est, depuis New-York jusqu’à San Francisco, que l’artiste qui s’ignore a la révélation de la beauté du paysage comme immensité. L’éblouissement d’un Kerouac, parti on the road pour apprendre le zen des Clochards célestes sur la côte Ouest, lui révèle l’expressionnisme abstrait : en s’inspirant des peintures de sable des indiens Navajos, les drippings de Pollock ont réussi à transformer la peinture en épopée homérique. « L’arrivée aux Etats-Unis, dans un pays dont je ne connaissais ni la culture ni la langue, a été pour moi comme une nouvelle façon de naître, reprend Etel Adnan. J’ai vécu l’Amérique jusqu’au bout, je m’y suis enfoncée. D’autant que j’ai eu la chance de connaître là-bas les années 60 et leur esprit prophétique, un âge d’or qui égale en importance l’ère présocratique ou celle de la Russie prérévolutionnaire. Je pensais d’ailleurs que ces années exceptionnelles allaient continuer toujours ».
Toutefois, avant même de s’affirmer comme poète, Etel se dit peintre. « J’aurais du quitter l’Amérique en 1958, mais j’ai réussi à trouver un poste de professeur d’esthétique dans un collège, à 15 km au nord de San Francisco. Alors que je marchais dans une allée, une femme m’arrête. C’était Ann O’Hanlon, la directrice du département de peinture, qui me demande ce que je fais. - Vous parlez de peinture, me questionne-t-elle, mais est-ce que vous êtes peintre ? - Non, lui répondis-je sans réfléchir, parce que ma mère m’a toujours dit que j’étais maladroite. - Ah bon, et vous l’avez crue ? a-t-elle ajouté, m’enjoignant ensuite de venir la retrouver dans son département. Elle m’a alors confié des petits bouts de papier et des petits pastels. Devant la fenêtre qui donnait sur l’allée, un ruisseau et de grands arbres, je me suis mise à faire des petits carrés, à plat, comme on écrit, en coupant des petits bouts de toile inégaux. Plus tard, lorsqu’ Ann m’a invitée à dîner chez elle, mes carrés étaient accrochés aux murs. » Etel Adnan est devenue peintre en peignant : « J’écris ce que je vois, dit-elle, je peins ce que je suis ».
A ses débuts, l’artiste se fait connaître par des leporellos, ces cahiers japonais en papier de riz pliés en accordéon. A la manière des poètes préislamiques d’Arabie, qui écrivaient sur des peaux, ou des subtils miniaturistes persans du Moyen-Age, elle écrit - maladroitement - des poèmes en arabe sur ces pages défilantes, qu’elle enlumine de formes indécises et de couleurs paradisiaques éclatantes. Ayant souvent vu sa poésie adaptée en musique, Etel Adnan juge que celle-ci « tourne la poésie en chant, qu’elle la transforme en quelque chose de différent, en faisant ressortir le côté folie de la poésie, une folie parfois enchantée ». Son éblouissante peinture sonore sur leporello, d’aspect souvent répétitif et minimaliste, qui se déploie dans l’espace et dans le temps comme une partition musicale et qui ressuscite la forme à partir de la ligne - en s’autorisant à peine quelques bribes de figuration (telles des mains, des fleurs ou des lunes) - fait d’Adnan une pionnière de l’art moderne arabe en train de naître. Quelle revanche pour celle qui souffrait d’être restée « à la porte de la langue arabe », une langue qu’on lui a interdite, et que seule la rue lui a apprise dans son enfance… Et quel hommage à Paul Klee, son ami dans le ciel, le plus musicien et le plus oriental des occidentaux …
Au croisement de l’Orient et de l’Occident, ouverte à de multiples influences (française, californienne, grecque, syrienne ou libanaise), sa peinture, au fond, reste profondément arabe : dans son parti-pris décoratif, son « vertige de la réduction » de l’immensément grand au petit format, son puissant lyrisme, sa rêverie figée et son mysticisme sidéral. « Serais-je condamnée à passer le reste de ma vie à regarder le monde de ma fenêtre ? » se désespère pourtant l’artiste à la fin du siècle dernier. Alors qu’elle s’engage contre la guerre du Vietnam, qu’elle milite pour les causes indienne et palestinienne, et qu’elle lutte, impuissante et avec la seule force de ses mots, contre la guerre civile qui enflamme le Liban, elle se penche au-dessus des baies vitrées de ses amis Jim ou Laura, peignant à l’encre New-York vu du 34ème étage d’un gratte-ciel ou encore la houle des toits de Paris. Installée en 1977 à Sausalito, dans la baie de San Francisco, elle ressent une forte attraction pour la sourde marche funèbre du Pacifique. S’adressant aux mânes de la phénicienne aventurière – ainsi qu’aux divinités fondatrices de l’antique Sidon : le temps, le désir et le brouillard -, l’océan la mène à la montagne, « la personne la plus importante qu’elle ait jamais rencontrée ».
Assise à sa fenêtre comme si elle était au cinéma, la sibylle libanaise assiste au spectacle de lumière du mont Tamalpaïs, cette montagne sacrée des Amérindiens, haute de 752 m, qui surplombe le Pacifique, et qu’elle regarde en sœur sauvage, comme on ressent un coup à l’estomac : « Je tenais à la montagne avant même de la peindre, avoue-t-elle. Aujourd’hui, les souvenirs de l’univers et moi sommes unis. Devant la montagne ». Elle se rend compte alors que peindre des paysages, c’est créer des évènements cosmiques, que dessiner le cône d’une élévation rocheuse, c’est partir à l’assaut d’une tangente qui fuit à l’infini : « Nous avons besoin de la montagne pour être. Tout geste que je fais la dessine dans l’air sans même que je m’en aperçoive ». Transformant cette perception naturelle et spontanée en art abstrait, à la fois géométrique et lyrique, comme une impossible réconciliation entre Malevitch et Kandinsky, elle entame des petites peintures magiques, séries de pyramides ondulantes vertes, oranges ou bleues immaculées qui se détachent sur un ciel rose ou jaune absolu, tels des tapis volants, des mosaïques solaires ou des chants de triomphe.
Pourquoi peindre ce qu’on voit, sinon pour tenter de le revoir ? Bien que rêvées à partir d’observations saisonnières du mont Tamalpaïs, ces scintillantes épiphanies conservent de troublantes parentés avec une autre montagne mythique, celle où la petite fille, comme tous les beyrouthins, avait plaisir à se réfugier durant son enfance : Lubnan, la haute chaîne de lait du Mont Liban, qui domine les eaux de la Méditerranée et barre l’entrée du désert syrien. « L’enfance est faite pour servir de support à l’être » a écrit Etel Adnan sur un brouillon. Simone Fattal, la première, a relevé que son amie Etel traduisait là-bas en s’inspirant d’ici : « Home far away from home ». La poétesse elle-même l’admet en reconnaissant que « l’espace qu’occupe une peinture est celui de la mémoire ». La culture libanaise de l’icône, une image non pas faite de la main de l’homme, demeure au cœur de cette peinture transcendantale orientale : « Les images, affirme Etel, nous les créons mais elles ne nous appartiennent pas ». Même si l’artiste dit ne pas attribuer de symbolisme particulier aux couleurs - et peindre la montagne verte quand il pleut ou jaune quand le soleil la brûle -, ses peintures s’apparentent toujours à des révélations (des « satori » disaient Kerouac). D’où, peut-être, sa passion pour le rouge - cette couleur « dont le père est le couteau » (John Berger).
De la même façon que le Carré rouge de Malevitch est la forme suprême d’une paysanne russe, le carré rouge que trace Etel Adnan - au couteau - avant de commencer toute peinture pourrait bien figurer sa passion cachée du cercle et du soleil. « Quand je dessine un cercle, remarque-t-elle, je dessine la terre, la lune ou le soleil. Or le soleil est rouge. Les gens ont tendance à le représenter jaune, mais nous ne le voyons pas jaune. Nous voyons un soleil brillant et lumineux. Un cercle dessiné sur une feuille de papier serait-il une réduction du soleil, ou celle de la destinée humaine ? » Dans le monde de couleurs pures d’Etel Adnan, le carré rouge matriciel a tout en fait du soleil noir. Dans l’antique Emèse, l’actuelle ville martyre de Homs, au pied de la chaîne de l’Anti-Liban, l’empereur romain syrien Héliogabale – celui qui fascinait tant Antonin Artaud - adorait le bétyle sacré de Sol Invictus (« Soleil invaincu »), un monolithe noir tombé du ciel. Aussi, quand la poétesse libanaise parle du mysticisme de l’élévation et du caractère cosmique du paysage, c’est peut-être à cet El Gabal astral antique (littéralement : « celui de la montagne ») qu’elle fait référence, de manière immémoriale.
Après avoir travaillé en 1984 avec Robert Wilson sur la partie française des textes de l’opéra inachevé CIVIL WarS, elle prend conscience de « l’importance de l’éclairage, car celui-ci crée le milieu ambiant, dans le sens où un poisson change selon l’eau dans laquelle il nage ». Usant d’une caméra super huit (jusqu’à temps qu’elle s’enraye), elle filme la montagne, l’océan, les bateaux chargés d’ordures, les oiseaux, le coucher du soleil, le soleil lui-même (en gardant les yeux mi-clos) et même le brouillard – ou plutôt l’arrivée du brouillard, comme la venue d’un nouvel être vivant. Elle filme les éléments à la manière de l’épicurien Lucrèce, transformant le grain de la pellicule en autant d’atomes invisibles. A l’inverse des plans fixes d’Empire ou de Sleep d’Andy Warhol, qui ne font qu’enregistrer le morne cours du temps, ses 70 petits films atomistes, éblouis, floutés, rayés, surexposés sont des perceptions pures de la nature des choses. Pour Etel Adnan, le Paradis ne s’aperçoit qu’en ouvrant les yeux : « L’éternité court sur la matière fluide / Ni mouvement ni essence/ Mais le visage lavé et délavé de la mer. / La terre ses volcans, ses ravines, sa colère. / Je suis ses torrents et sa vase : Et son limon et son printemps / Liquide, élément liquide, / Je suis la mer et unie à la mer. / Liquide, liquide, élément liquide. / Je suis la mer et la Reine de la mer. »
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Collections publiques :
National Museum for Women in the Arts, Washington.
World Bank Collection, Washington.
Institut du monde arabe, Paris.
Donation Claude & France Lemand 2018, 2019, Musée, Institut du monde arabe, Paris.
British Museum, Londres.
Musée Nicolas Sursock, Beyrouth.
Musée d’art contemporain, Tunis
Contemporary Crafts Museum, New York
Contemporary Crafts Museum, Los Angeles
Mathaf. Arab Museum of Modern Art, Doha, Qatar.
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