Dahmane
Claude Lemand.
Galeriste et collectionneur, je n’étais pas encore sensible à la photographie comme œuvre d’art, j’avais tendance à la considérer comme un type d’estampe fragile, … bien que j’étais très attiré par l’histoire de la photographie et par les recherches de certains artistes contemporains, qui ont su créer un vrai monde à eux, original, comme de vrais « artistes » créateurs.
Les oeuvres de Dahmane, ses portraits tout autant que ses époustouflants photomontages, m’ont persuadé que j’étais en présence d’un vrai artiste photographe. Adepte de la perfection technique et possédé, dès son adolescence et ses premiers pas dans cet art, par l’image riche et multiple de jeunes femmes adultes, partiellement ou totalement nues, photographiées à l’extérieur comme à l’intérieur, des femmes fières que l’on célèbre la beauté plastique de leur corps."
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Jean-Louis Poitevin. Insertions, Nus et Photomontages.
Appel, aveu, provocation
Depuis toujours, l’œuvre de Dahmane déploie ses fastes de manière obsédante autour du corps féminin. Dans cette présence des jambes, des hanches et des bustes révélant tout ou partie de leur nudité, il y a à la fois un appel, un aveu et une provocation.
Un appel parce que depuis toujours l’enfant que fut chacun est happé par le souvenir impossible et pourtant bien réel du ventre qui l’engendra. Un aveu parce que dans sa totalité comme dans chacune de ses parties toutes supposées désirables, ce corps, malgré lui, est le sujet implicite du désir. Une provocation parce qu’il y a, en amont de toute morale, une pudeur que la nudité ne brise pas mais au contraire accroît. Et c’est à reconnaître l’existence de cette pudeur incernable que nous conduisent ses images.
Débuts
Dahmane est né en 1959 à Paris de parents artistes peintres. Un regard ouvert sur la complexité et les beautés du monde dès l’enfance, il arrime son œil dès l’adolescence et pour toujours à l’appareil photographique.
À vingt ans, après un court passage dans l’univers de la mode, il devient progressivement le grand portraitiste qu’il est aujourd’hui. Ainsi s’établit le double monde dans lequel il évolue depuis. C’est son œuvre que nous explorons ici.
Cadre, nu, visage
Dahmane est un photographe urbain. Il parcourt les villes en tous sens et pose son regard sur les formes géométriques des mégalopoles comme sur les lieux que Paris abrite ou cache, appartements cossus, boîtes de nuit, lieux fermés dont on lui ouvre les portes. Sans ses habitants, ces villes ne sont rien et ne faire qu’enregistrer ce monde tel qu’il est ne conduirait à rien. Il y mêle donc le corps féminin qui est à ses yeux le seul moyen de réenchanter ce monde.
Car, pour lui, le corps féminin est porteur d’une immensité poétique qui permet aux rêves de dépasser les limites du cadre, qu’il soit mental, pictural ou photographique. Or il ne s’agit pas de sortir du cadre mais au contraire d’y inclure une présence dérangeante parce que provocante, obsédante parce que féminine, éclatante parce que belle.
Si dans le cadre, il y a toujours un nu, ce nu est toujours une personne. Autant que les lignes de la chair, les potentiels d’expression et le pouvoir d’évocation des visages le captivent. Les femmes qu’il photographie ne sont pas des modèles : il leur propose de poser parce qu’il perçoit en elles, parallèle à leur beauté, une personnalité singulière.
Ne voir que le nu dans ses photographies serait manquer l’essentiel : l’articulation, dans chacune de ses photographies, entre regard et stature, entre décor et corps, entre monde et personnalité. C’est d’une histoire dont chaque image témoigne, de l’enchâssement de la chair dans le lieu que seule l’expression du visage permet de saisir dans la multiplicité de ses émotions.
Intérieurs, extérieurs
Il y a donc eu dans le parcours de Dahmane des nus classiques réalisés en intérieur, dont les lignes rappellent indéfiniment les canons esthétiques qui gouvernent l’expression de beauté accumulée dans l’orbe des femmes depuis l’aube des temps. Mais le nu seul ne peut rien : il faut qu’il entre en relation, en contact et contradiction avec le monde qui l’entoure.
Il y a d’abord les lieux de la vie quotidienne, chambres ou salons, couloirs ou escaliers. Les poses se font tendres ou tendues, mais il semble vite que l’espace manque de quelque chose. Pour échapper à ce piège des intérieurs, il écoute l’appel de l’extérieur et dans la ville, cet extérieur, c’est la rue, les immeubles, les monuments... Et les femmes ont le pouvoir de provoquer une rectification permanente des lieux lorsqu’elles s’y montrent. Chacune, et c’est ce que sait capter Dahmane, peut rendre signifiante l’insertion poétique de l’exhibition de l’intime dans le lieu commun qu’est la cité.
Ces images sont extraites du flux des jours et ces femmes qui hantent les villes nous font découvrir la force affective de leur présence radicale au monde ; chaque image est comme gagnée contre la grisaille et l’adversité. Toutes ensemble, elles disent combien la beauté peut être fragile et puissante, exigeante et pugnace dans ses courbes mêmes et dans la révélation toujours discrète de ses mystères.
Mais ce qui déjà fascine ici et le photographe et ses modèles et ceux qui découvrent ses œuvres, c’est la tension toujours maîtrisée entre peau et asphalte, entre corps et architecture, entre robes retroussées ou abandonnées et murs qui soudain apparaissent tout aussi nus. La ville devient vivante et les femmes, les personnages à part entière d’un théâtre où l’intimité dévoilée relève le défi de l’anonymat.
Virage technologique
Le XXIe siècle ouvre à Dahmane la porte d’une réflexion renouvelée sur sa position comme photographe voué à la célébration de l’érotisme féminin. Il sait que ce qui le hante depuis toujours est un problème à la fois technique, physique et spirituel puisqu’il concerne notre perception de notre relation au monde. Pour lui, la question se formule ainsi : photographier, c’est tenter de comprendre ce qu’il en est de l’insertion d’un corps dans l’espace.
La technologie numérique va lui permettre de conférer à cette interrogation une dimension nouvelle. En utilisant d’abord ses anciennes recherches graphiques sur les capitales, il va entreprendre systématiquement de faire résonner leur dureté en y insérant l’éclat érotique de ses modèles. Mais les deux photographies sont prises en des lieux et des temps différents. La présence s’éclipse au profit d’un présent immobile, puisque hier et demain peuvent se mêler au point de devenir indistinguables dans l’image.
Cette technologie va aussi lui permettre de jouer sur d’autres tableaux, tout en conférant à son amour inconsidéré pour la perfection du détail une nouvelle force. Auparavant, c’étaient les tirages qui retenaient toute son attention, car l’insertion du corps dans le décor était figée dans l’image. Aujourd’hui, c’est l’insertion même qui devient le moteur de la création. Et Dahmane, fidèle à lui-même, consacre un temps infini à peaufiner les détails afin que rien ne puisse laisser deviner l’artifice. En ajoutant un corps dans le cadre, il pulvérise les limites de la perception et ouvre une porte invisible au cœur même du visible.
Les heures passées à accorder corps et décors lui permettent de se confronter plus avant à sa seconde passion, celle qui a trait à la composition. Chacune de ses photographies est réellement et absolument composée. Ce que cela signifie ? Que le jeu qu’il pratique, la provocation amoureuse qu’il réalise, le choc entre attente et désir qu’il déclenche sont portés par un goût absolu pour la rigueur de l’équilibre, celui qui depuis les origines obsède les peintres. Photographier, pour lui, c’est donc être fidèle à la grande culture classique que ses parents lui ont transmise et qu’il révère.
Insertions magiques anonymes
À la dimension érotique de son travail s’ajoute souvent une part d’humour : cela se révèle le mieux dans les photomontages qu’il a réalisés à partir de clichés anonymes choisis dans la collection Higgins. Chacune de ces images se voit traversée par une tension électrique, provoquée par les polarités antagonistes de figures issues des limbes d’une mémoire à la fois collective et privée et de nus réalisés aujourd’hui en studio.
Dans ces lieux et avec ces personnages exhumés d’un passé anonyme, Dahmane accomplit une opération technique et magique par la juxtaposition de deux strates de vie qui n’auraient jamais pu se rencontrer dans la réalité et qui sont pourtant là, bien présentes sur la photo. Leur esthétique propre vient de ce qu’elles projettent le monde d’hier dans la trame d’aujourd’hui, en le détournant par l’irruption incongrue de corps éveillant à la fois le désir et réveillant le souvenir d’un passé inaccessible. La puissance d’évocation de la fusion que pratique Dahmane tient en ce que la présence énigmatique d’un corps à la semi-nudité suggestive semble ne pas être perçue par les êtres qui de ce lointain nous regardent. Visibles pour nous, invisibles pour eux, ces corps dénudés strient d’une marque d’ongles vernis les témoignages de ce passé insaisissable.
Présent éternel
Il était aussi inévitable qu’il désire, par respect et par jeu, se confronter à l’œuvre de grands maîtres en y intégrant ses propres personnages. Dans ses travaux les plus récents, reprises de tableaux de maîtres, il ne plagie pas, il révèle la part de rêve inaccompli de ces œuvres magistrales. Le corps féminin y était déjà souvent célébré ; en y introduisant des jeunes femmes d’aujourd’hui, il rend le passage du temps caduc et nous ouvre une porte sur un présent éternel. Chacun de ces tableaux était un hommage à la beauté. Chaque œuvre de Dahmane est à la fois hommage à l’art, à son histoire et célébration d’une noce nouvelle, celle qui nous illumine chaque fois que se rejoignent en nous les fils du temps et une torsade aux lignes épurées, statue absolue où sont tissés ensemble nos visions et nos rêves.
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Oeuvres dans les collections publiques :
Donation Claude & France Lemand 2020, Musée, Institut du monde arabe, Paris.