Halida Boughriet

Halida BOUGHRIET (France, 1980)

Artiste fran­çaise et algé­rienne. Diplômée de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris et du pro­gramme d’échange de la SVA sec­tion cinéma à New York jusqu’en 2005. Halida Boughriet explore un large éventail de médias à tra­vers ses oeu­vres. Elle accorde une place cen­trale à la per­for­mance, dont les struc­tu­res de son lan­gage artis­ti­que lui don­nent une variété de formes. Au car­re­four d’une préoc­cu­pa­tion esthé­ti­que, sociale et poli­ti­que, ses pièces s’effor­cent de saisir les ten­sions dans les rela­tions humai­nes mis en évidence par la société. Le corps est omni­pré­sent, comme un ins­tru­ment de geste poé­ti­que expé­ri­men­tale.

Ses oeu­vres font partie de la col­lec­tion Nouveaux Médias du Centre Pompidou (Paris), du musée MAC / VAL (Vitry -sur-Seine), du MAMA (Alger) et du Musée de l’Institut du monde arabe (Donation Claude & France Lemand 2020), Paris.

Ses tra­vaux ont été pré­sen­tés dans de nom­breu­ses expo­si­tions dont Elles@centrepompidou (2011, Paris), au FIAC d’Alger (2011, Algérie), à l’Institut du Monde Arabe, Paris (2012) dans l’expo­si­tion Le corps décou­vert et en 2020 dans l’expo­si­tion Photos et vidéos de la Donation Lemand. En 2013, au Musée d’art et d’his­toire de Saint-Denis pour « Chapelle vidéo # 4 ». Plus récem­ment, elle par­ti­cipe à Vidéo et Après au Centre Pompidou et à la Biennale Internationale de Dak’Art 2014. En 2015, elle a été pré­sen­tée aux Rencontres Internationales Paris/Berlin/Madrid et en 2019 à la Biennale de Rabat.
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Mémoire dans l’oubli, 2010-2011. Série de 6 pho­to­gra­phies. Tirage Lambda contre­collé sur Dibond, 120 x 180 cm. Signé et numé­roté par l’artiste. Edition de 5 + 2 EA.

Fanny Gillet.
La scène s’ouvre ainsi : allon­gées sur une ban­quette, des femmes que la pesan­teur de l’âge a dou­ce­ment assou­pies s’offrent à notre regard. Le corps fémi­nin, cet objet de délit, de pudeur ou de fan­tas­mes. Mais sur­tout, le corps de l’ailleurs, de cet « Orient » loin­tain qu’une lumière dense néces­sai­re­ment domes­ti­quée vient bai­gner. Dans la série Mémoire dans l’oubli, Halida Boughriet réin­tro­duit cer­tai­nes des typo­lo­gies dif­fu­sées par la pein­ture orien­ta­liste pour mieux en décons­truire la mytho­lo­gie. L’ima­ge­rie figée et idéa­li­sée du quo­ti­dien cède à la bana­lité d’un inté­rieur que la pré­sence vient à peine trou­bler, comme un écho à la mémoire de ces veuves algé­rien­nes, témoins ano­ny­mes de la guerre d’indé­pen­dance. C’est en posant un regard empli de sen­si­bi­lité que Halida Boughriet par­vient à res­ti­tuer la condi­tion humaine de ces corps poli­ti­ques.

Émilie Goudal, his­to­rienne de l’art.
Cette série uti­lise également le prin­cipe du détour­ne­ment. Le réfé­rent esthé­ti­que orien­ta­liste de l’oda­lis­que est alors décons­truit pour trans­for­mer le corps-objet de l’ima­gi­naire colo­nial en sujet social actif et reven­di­ca­tif. Des ancien­nes moud­ja­hi­da­tes sont pho­to­gra­phiées assou­pies sur le sofa d’un salon contem­po­rain de style orien­tal. Ces femmes âgées, mon­trées dans le confi­ne­ment d’un inté­rieur domes­ti­que, conser­vent un savoir mémo­riel dont la pré­sence est maté­ria­li­sée par la lumière nim­bant les contours de leurs visa­ges. Elles sem­blent ici dans l’attente d’être ani­mées avant que le temps n’enferme à tout jamais une parole restée dans l’anti­cham­bre de l’his­toire. Le poids du regard artis­ti­que mas­cu­lin cons­truit en période colo­niale a fixé dans une posi­tion las­cive ces femmes algé­rien­nes, assi­gnées tout à la fois à une méto­ny­mie d’un ter­ri­toire à conqué­rir, au confi­ne­ment et au silence par la néga­tion sur le long terme de leur accès même à la parole et de leur enga­ge­ment dans le monde social. Dans ces oeu­vres, l’esthé­ti­que orien­ta­liste et le réfé­rent colo­nial atta­chés à la figure fémi­nine algé­rienne sem­blent néces­sai­res à exor­ci­ser pour entrer dans l’his­toire sociale du pays à tra­vers des figu­res de pas­seu­ses de témoin, d’admo­ni­tri­ces, silen­ciées.

Halida Boughriet.
Cette appro­che esthé­ti­que devient un rituel et un acte de repré­sen­ta­tion. C’est une appro­che cri­ti­que de l’orien­ta­lisme, insé­pa­ra­ble de la réa­lité et de son huma­nisme, contrai­re­ment aux repré­sen­ta­tions orien­ta­lis­tes qui ne voyaient pas l’humain et qui se préoc­cu­paient sur­tout de leurs pro­pres pro­jec­tions et de leur désir.

Ces pho­to­gra­phies font partie d’une série de por­traits de veuves ayant subi les vio­len­ces de la guerre en Algérie. Ces femmes dans les por­traits repré­sen­tent une mémoire col­lec­tive : ce sont les der­niers témoins. Cependant, quand on évoque la guerre en Algérie, on n’y pense jamais, prin­ci­pa­le­ment parce que ni l’his­toire offi­cielle ni l’ima­gi­na­tion popu­laire de la guerre ne les inclut ou très peu. Et pour­tant, ces veuves fai­saient vrai­ment partie de cette his­toire et de cette guerre : elles ont souf­fert, résisté, perdu leurs maris. Cette série a contri­bué à les réin­té­grer comme une part impor­tante de l’his­toire, elle cons­ti­tue aujourd’hui des archi­ves.

De plus, je les ai trans­for­mées en sujet pho­to­gra­phi­que, en réap­pro­priant la sur­face de l’image. La lumière est très impor­tante pour mon tra­vail dans ces por­traits, même si je m’inté­resse évidemment aux visa­ges de ces femmes - la lumière et la cou­leur aident à atti­rer l’atten­tion sur les pro­fon­deurs de l’his­toire écrite sur leurs corps et sur les silen­ces qui les entou­rent. Je les ai toutes pho­to­gra­phiées dans la même posi­tion : cou­chées sur le côté, avec une sorte d’aura (la lumière du Maghreb / La lumière en est un autre fon­de­ment : l’image se fait tableau, les corps sculp­tu­res) qui les enva­hit, dans un espace rela­ti­ve­ment sombre. Appropriation d’une lumière nou­velle et de cou­leurs iné­di­tes dans leur orga­ni­sa­tion.

Je me suis ins­pi­rée ici des pein­tu­res orien­ta­lis­tes, d’Ingres, de Fragonard, …. J’aime le contraste entre la sen­sua­lité inver­sée, la las­ci­vité de leur pos­ture et l’appa­rence cré­pus­cu­laire de la pièce. Le halo me rap­pelle des sculp­tu­res de Bernini. Mon tra­vail est une sorte de réin­ter­pré­ta­tion des « grands maî­tres » de l’Europe qui ont écrit nos corps dans l’ima­gi­naire « occi­den­tal ». Je défi­nis l’orien­ta­lisme et m’oppose radi­ca­le­ment à cette inter­pré­ta­tion. Les scènes orien­ta­lis­tes habi­tuel­les s’atta­chent à l’exo­tisme de la vie intime des harems, aux guer­riers héroï­ques, aux villes d’un monde mythi­que que l’on redé­cou­vre. Tout cela est inter­prété et idéa­lisé à tra­vers la vision occi­den­tale de l’époque. Aussi, ces pein­tres ten­tent d’opérer une fusion contre-nature : allier le réel à l’ima­gi­naire, ce qui donne un kitsch exo­ti­que, une forme de pit­to­res­que sans fron­tiè­res.

Copyright © Galerie Claude Lemand 2012.

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