Hanibal Srouji
HANIBAL SROUJI (Liban, né en 1957)
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Léa Samara. - AGENDA CULTUREL - 23.09.2024
Histoire d’une harmonie artistique : Hanibal Srouji et Claude Lemand
À la galerie Claude Lemand, à Paris, sur rendez-vous, il est possible d’aller explorer l’univers d’Hanibal Srouji, si singulier. J’ai rencontré les deux hommes à l’occasion d’entretiens particulièrement enrichissants autour de l’exposition “Le Chant du Monde”.
Hanibal : Une expression artistique évolutive, ancrée dans la tourmente libanaise
Hanibal Srouji, né en 1957 à Beyrouth, a grandi sous l’ombre oppressante de la guerre civile libanaise, tumultueuse, profondément marquante pour l’artiste. Ses premières œuvres reflétaient la brutalité et la désolation omniprésentes dans son environnement, comme un cri silencieux exprimant l’indicible douleur. Toutefois, avec le temps, Srouji a évolué vers une expression artistique plus abstraite et réflexive, cherchant à transcender la réalité en explorant la couleur, la forme et la texture. Son travail est devenu une profonde exploration de la condition humaine, de la mémoire et de la quête de la beauté au milieu du chaos.
L’art en tant qu’expression sublimée des tourments de l’âme et de l’expérience humaine trouve en Hanibal une voix singulière. Son exploration de la dimension onirique dans son travail, entrelacée avec une profonde réflexion sur la guerre civile, témoigne d’une maîtrise artistique et conceptuelle remarquable. À travers son esthétique, il incite à une méditation sur la manière dont les traumatismes individuels et collectifs peuvent être traités et transcendés par l’art. La relation d’Hanibal avec la guerre civile libanaise suggère que l’art peut servir de refuge pour l’âme humaine, offrant une voie pour transcender la douleur et donner un sens à l’apparemment insensé. En effet, l’art, forme d’expression intemporelle, transcende les barrières géographiques et culturelles pour toucher la fibre de l’âme humaine, et permet le triomphe de la contemplation, même lorsque la réalité est déchirante. Bien que "Le Chant du Monde" ait été une exploration de la beauté et de la contemplation, l’influence – à la fois profondément intime et résolument collective – de la guerre civile libanaise est toujours présente, en filigrane.
Claude : Un visionnaire, galériste et humaniste
Claude Lemand, galeriste émérite basé à Paris, est un personnage central dans cette histoire artistique. Collectionneurs et grands mécènes franco-libanais, le couple Claude et France Lemand a fait une donation exceptionnelle de 1700 œuvres d’art au musée de l’Institut du monde arabe, à titre gratuit, et à la seule condition que ces œuvres soient montrées aux publics des visiteurs par rotation annuelle. Cette donation d’envergure a été réalisée dans le but de contribuer à la préservation et à la diffusion de l’art moderne et contemporain du Monde arabe et de ses diasporas. Lorsqu’il a découvert le travail de Hanibal, Claude a été profondément touché par la capacité de l’artiste à transcender la douleur de la guerre civile libanaise pour créer des œuvres d’une beauté poignante. Il a immédiatement compris que cet artiste avait quelque chose de spécial à offrir au monde de l’art, bien au-delà de la simple esthétique, pour toucher l’essence de l’humanité en chacun de nous.
L’Art pour l’Art : Une conception partagée ?
De prime abord, l’un des éléments les plus frappants de la similitude – dans la vision artistique – entre Hanibal et Claude serait leur engagement commun en faveur de l’Art pour l’Art. Pour eux, l’art ne doit pas nécessairement servir un objectif politique ou social, mais une célébration de la créativité humaine et de l’expression individuelle. La théorie de l’Art pour l’Art, également connue sous le nom d’art pour l’artisme, est une perspective philosophique qui place l’art au centre de son propre univers. Cette approche artistique a émergé au 19e siècle, notamment avec les écrits de l’écrivain Théophile Gautier et le mouvement symboliste. Elle s’oppose à l’idée que l’art devrait servir des fins politiques ou morales. Les artistes qui adhèrent à cette philosophie cherchent à explorer la créativité pure, l’expression personnelle et l’expérimentation sans contraintes, mais ils rejettent les exigences d’instruire ou d’influencer la société par leur travail et encouragent l’autonomie artistique.
C’est ici qu’en réalité, la conception artistique des deux hommes se détache de la-dite théorie. Certes, l’art doit être apprécié pour sa beauté intrinsèque (perspective kantienne), son esthétique, et son pouvoir d’éveiller des émotions et des sensations chez le spectateur ou le public (perspective cathartique), mais c’est avant tout “une célébration de la vie” me dit Hanibal, “où tout devient possible”. “Oui, cela ressemble de loin à un engagement vers l’Art pour l’Art…mais en réalité, c’est un rêve d’un monde utopique qu’on entrevoit”. En cela, même si ce n’est pas l’objet central, l’art reste donc éminemment politique. Selon moi, la collaboration d’Hanibal et Claude sur ce projet incarne cette philosophie, mettant en avant l’importance de l’art en tant que moyen transcendant d’une part les traumatismes humains, et canal pour un dialogue universel d’autre part. Toutefois, leur attachement à la perspective morale et politique reste évidente, présente, assumée, honorable.
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Entretien - L’AGENDA CULTUREL - Hanibal SROUJI, Let us Dream.
Hanibal Srouji et la thérapie par le rêve.
Bien qu’elle soit porteuse de cicatrices de guerre, l’œuvre de Hanibal Srouji est thérapeutique. Elle répare les Libanais, adoucit le traumatisme ancré en eux et illustre une part de rêve que chacun porte en soi. L’art de Hanibal possède une dimension psychanalytique.
Pourquoi avez-vous renoncé à la voie fréquentée par la plupart des artistes libanais, celle d’archiver la guerre civile libanaise et ses souvenirs ?
Ma première exposition au Liban Particules à la Galerie Janine Rubeiz, en 1997, a été l’une des premières expositions dans une galerie qui a osé révéler publiquement le souvenir de la guerre civile libanaise. Mes œuvres étaient et demeurent picturales. Les toiles ont été brûlées et trouées par le feu, ce qui évoque pour moi des constellations de particules en mouvement. Ces toiles ont choqué le public à l’époque, parce qu’elles rappelaient des souvenirs personnels et collectifs. Une conférence sur le thème de « la Mémoire » a été programmée pendant cette exposition et j’ai pu y exposer la nécessité d’adresser les traumatismes que nous avons subis pendant ces années de guerre. Cette conférence a été suivie par un débat dans la salle d’exposition même de la galerie. Aujourd’hui, je n’ai pas renoncé à ce débat, la guerre n’est jamais terminée. Elle est toujours présent, elle a changé de visage avec le temps et mes expositions qui ont suivi, je les ai voulues des espaces de réflexion, en quelque sorte, sur ces changements.
D’autre part, si j’ai eu recours à l’utilisation intensive du feu dans mes toiles, c’était par nécessité. C’était une évolution, particulièrement expérimentale et technique : de l’utilisation de la rouille qui est une oxydation, une brûlure lente sur la toile brute, qui s’est accélérée, par la suite, en utilisant le feu, vif et direct. Et, par ailleurs, mon utilisation du feu demeure symbolique : je suis d’une génération que la guerre a littéralement déracinée et brûlée. Le feu pour moi tient du régime du « Sacré », il est à la fois purificateur et créateur. Je ne suis nullement fasciné par ses pouvoirs destructeurs. Ce feu ne s’est jamais éteint. La plupart de mes œuvres portent les stigmates d’un marquage par le feu, comme un rappel, avant de se transformer et se colorer en espace positif et méditatif.
Vous consacrez dans l’exposition ‘Let us Dream’, une part essentielle aux rêves. Comment parvenez-vous esthétiquement à le montrer ?
Cette exposition est une invitation au rêve, malgré ce chaos qui nous entoure. Si je me suis éloigné, très tôt, de la représentation directe de la guerre, c’est parce que j’ai réalisé que cette ‘représentation’, que nous produisons de nous-mêmes, est devenue une référence médiatique qui nous colle à la peau, aussi bien du fait des média, que des intellectuels et des curateurs occidentaux, comme si on n’avait plus rien à présenter, comme citoyens du Moyen-Orient. Rien à offrir que des visions de la sauvagerie, de la désolation, de ce qui est déformé, de la mort et du néant.
Quelque part, je voulais rendre hommage à tous ceux qui ont bravé, pendant la guerre, les bombes pour assister aux événements artistiques et culturels, à toutes les personnes qui avaient toujours soif et qui ont cru et soutenu la culture, l’art au Liban. Ceux et celles qui ont permis cette continuité jusqu’à nos jours. Cette exposition est une proposition, une invitation, au rêve parce qu’il nous est toujours interdit de méditer, de deviner… de réinventer un avenir de paix et de porosité ; comme si nous étions condamnés d’avance dans cette région où coulait le blanc de neige, l’ambre du miel et le rire des oiseaux. Le rêve, l’Orient, a-t-il mordu la poussière à jamais ?
Hanibal Srouji, votre œuvre est connue pour ses capacités thérapeutiques. Parlez-nous-en.
En 1999, l’exposition Healing Bands a été une proposition de tenter, ou plutôt, de forcer le passage vers la guérison. C’est une réflexion, une proposition de penser à panser et soigner nos blessures. Cétait peut-être trop tôt pour certains « les bandes » qui font un écho lointain aux rouleaux magiques éthiopiens. Je voulais qu’elles inspirent une transformation positive, spirituelle et physique, pour nous et pour les générations d’après-guerre. Après l’assignation de souvenirs et le remous des traumatismes, j’espérais une reconnaissance des blessures. Je souhaitais, en quelques sorte, une accélération des étapes du deuil. Mais les années 2000 n’étaient pas de tout repos, avec les séries d’assassinats qui ont secoué la nation et quand, surtout, l’intellectuel est devenu la cible, il était proscrit même, pour nous, de penser librement, il était interdit d’exister. Il fallait encore crier, toujours ; et créer, œuvrer à proposer d’autres alternatives, d’autres espaces.
Quelle forme prend, généralement, la nostalgie dans vos travaux ?
Je ne suis pas nostalgique, puisque je coupe à vif dans la matière. La peinture est un acte ardent dans le réel, puisque l’artiste le construit. Il n’y a que l’ombre de l’image disparue qui suscite la nostalgie de ce qui est, à jamais, perdu. Cette exposition propose de rêver, de regarder vers l’avenir en toute conscience et connaissance de ce qui s’est passé, avec une base saine et solide de notre histoire. Il y a des images de mon enfance qui me nourrissent, qui sont confondues avec d’autres très violentes et ce sont elles que j’œuvre à sublimer en proposant un espace, une clairière, pour rêver.
Quels sont vos prochains projets ?
Agrandir l’espace du possible…
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Nayla Tamraz :
Un chromatisme autant qu’un chant, mêlant les dimensions visuelle et musicale, dans une démarche sensorielle synesthésique. On est bien entendu tenté de voir dans cette incantation une manière encore de s’unir à l’univers - on pense au Chant du monde du romancier Jean Giono qui raconte, sur un mode lyrique, un idéal de fusion entre l’homme et la nature, une sorte d’éloge à la création, tout en véhiculant l’idée d’un nouveau combat où la fraternité des hommes l’emporte sur les violences.
A partir de 2010, dans une série de peintures verticales intitulée Land and Sea, qui présentent des lavis de peinture stratifiés, Hanibal Srouji revisitera ses impressions de terre, de mer et de ciel sans fin, de même qu’il aura par la suite l’occasion de développer la dimension proprement musicale de sa peinture. Il affirmera que, pour lui, la peinture est une musique visuelle et que, quand il entend de la musique, il voit des couleurs. (Extraits. Nayla Tamraz, Le Chant élémentaire de Hanibal Srouji, Ici Beyrouth, 2023)
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Zena Zalzal :
En dépit de ses mèches blanches, il y a quelque chose d’incroyablement juvénile chez cet artiste sexagénaire. Quelque chose de limpide, de doux et d’enjoué qui habite son regard sombre. Un regard qui scrute inlassablement l’horizon de ses toiles et suit, attentivement, la trajectoire du feu qu’il y allume pour recomposer, au gré de la cendre et des pigments mélangés, les variations du ciel, de la terre et de la mer qui hantent son art depuis 42 ans.
Voilà quatre décennies qu’Hanibal Srouji déroule, picturalement, ces moments où, en 1976, embarqué dans un navire fuyant le feu des obus, il regardait s’éloigner la côte libanaise. Cette terre natale que l’adolescent tentait désespérément de retenir, et à défaut, d’enregistrer dans sa mémoire, en la fixant du regard à travers le hublot... Et qui s’estompait progressivement, se réduisant à un point lointain de la taille d’un caillou, pour céder la place à la seule immensité du large. Toute la démarche artistique de ce peintre puise dans l’inlassable résurgence de cette vision. Dans la réminiscence de cette émotion du départ, faite de sentiments contradictoires d’angoisse et d’espoir, d’arrachement et de désir d’ailleurs... Toute sa peinture vient de là. De ces instants fondateurs qui feront irrémédiablement du jeune Libanais de 19 ans, en partance pour le Canada, un exilé dans sa tête. Un artiste qui cherche en permanence à reconstituer sur la toile ses souvenirs d’avant le départ, mais également ses projections de retour... Dans ce qu’aurait pu être le Liban actuel si la guerre ne l’avait pas meurtri et défiguré.
L’éternelle enfance de l’art. Car ce qui fait rêver Hanibal Srouji, c’est ce chimérique retour à la sérénité du Liban de son enfance. Avant le déferlement de la violence. Au temps où, jeune garçon, il observait, du toit de la maison familiale à Saïda, « les formes et les déformations que prenaient le soleil et les nuages à l’approche de l’horizon ». « Fasciné, je tentais de dessiner mes impressions du soleil couchant, sur le vif, au pastel à l’huile », se souvient-il. Cette boîte de pastels à l’huile « Caran d’Ache » qu’il avait reçue, « émerveillé », en cadeau de son oncle le peintre Halim Jurdak pour ses 13 ans – sera d’ailleurs l’élément déclencheur de son talent. Et ses dessins de l’époque formeront ainsi le préambule de son vocabulaire pictural personnel, avec ses embrasements – qu’il réalisera plus tard par le marquage au feu – et ses touches impressionnistes de couleurs subtilement éparpillées sur les grands formats longitudinaux qu’il affectionne. (Zena Zalzal, Hanibal Srouji, du feu et des rêves, OLJ 2018)
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Thierry Savatier :
Hanibal Srouji peint pour répondre au manque suscité par l’exil. Ses œuvres peuvent être lues comme une autobiographie du déracinement, une quête perpétuelle de la terre de ses ancêtres. Elles interrogent et illustrent inlassablement la question du départ et du retour, de la dernière vision que le jeune homme retint de la côte libanaise depuis le navire qui le conduisait à Chypre, avant qu’elle ne s’estompe totalement. Mer, terre, montagnes, ligne d’horizon se superposent en strates longitudinales. La démarche relève moins de la nostalgie que de la réflexion récurrente. Au-delà de ce souvenir précis, la mémoire de l’artiste cherche à recréer des espaces enfouis dans ses impressions d’enfance.
Si la palette de l’artiste reste généralement douce et harmonieuse, l’acrylique donnant l’impression d’être traitée à la manière de l’aquarelle, elle n’en révèle pas moins les préoccupations d’un homme qui considère que la guerre ne s’est pas terminée avec les accords de Taëf, mais qu’elle se poursuit, sous d’autres formes, peut-être moins spectaculaires, mais profondes ; un homme qui ne nourrit aucune illusion sur la fragilité de la paix, si ce n’est son caractère artificiel. En témoigne cette technique personnelle (Yves Klein l’avait expérimentée en 1961) de traces laissées par le feu dont il parsème ses toiles. Ces stigmates de bref embrasement ne peuvent s’interpréter comme des signes destructeurs mais, au contraire, comme une forme de « rituel purificateur » directement lié à la création - le feu, par nature ambigu, faisant partie des éléments créateurs par excellence. (Extraits. Thierry Savatier, Lumières du Liban - Hanibal Srouji, Paris 2021)
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Expositions personnelles avec la Galerie Claude Lemand :
2023. Hanibal Srouji. Le Chant du Monde. Galerie Claude Lemand, Paris.
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Expositions collectives avec la Galerie Claude Lemand :
2021. Lumières du Liban. Institut du monde arabe, Paris. Donation Claude & France Lemand.