Khaled Takreti
Khaled TAKRETI. By Thierry Savatier, July 2021.
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Biography
Né en 1964 à Beyrouth, l’artiste syrien Khaled Takreti vécut dans la capitale libanaise pendant ses quinze premières années. Vers l’âge de dix ans, ses lectures le conduisent à explorer l’art, en premier lieu impressionniste et moderne. Il en conservera une fascination pour Paris, qui fut l’épicentre de ces mouvements, mais se construira un Panthéon personnel où figurent en premières places Michel-Ange, Picasso et Jeff Koons... A l’université de Damas, il étudia l’architecture et le design, ainsi que la gravure, tout en se consacrant à la peinture qu’il expose à partir des années 1990. De son propre aveu, la peinture, qui est sa grande passion, s’est moins imposée à lui comme un choix que comme un exutoire, lui ayant permis de faire le deuil de sa grand-mère. Après avoir séjourné en Egypte et aux Etats-Unis, il s’installe à Paris au début des années 2000. Depuis 2019, il se partage entre Bruxelles, Paris et Beyrouth.
Ces différents lieux de résidence ont contribué à forger le questionnement qu’il porte sur les notions d’identité et d’origine, qui se concentre moins sur les aspects géographiques ou culturels que sur ses racines familiales. Cela explique sans doute la présence récurrente, dans son œuvre, de portraits de famille, en particulier de sa mère. Chaque tableau devient alors la page d’un journal intime. Cependant, loin de se replier sur un drame personnel, Khaled Takreti s’ouvre, au fil des années, sur une perspective plus universelle, à laquelle les conflits internes syriens et libanais - tant politiques que sociétaux - ne sont pas étrangers.
Son langage pictural, très proche du Pop art, lui permet d’aborder les travers du monde qui l’entoure (par exemple les excès liés à la société de consommation, les restrictions de la liberté) avec un humour sarcastique teinté, lorsqu’il inclut sa propre image dans sa composition, d’autodérision. Cet humour, toutefois, repose sur un évident fond de sérieux ; il semble correspondre à la magistrale définition qu’en donnait Chris Marker : « la politesse du désespoir » et traduit toujours un second degré.
Ses toiles, aux formats souvent monumentaux, traités parfois en polyptiques, s’inscrivent dans un style très graphique, servi, sur le sépia d’une toile brute, par de grands aplats ; sa palette fut longtemps volontairement restreinte, avant de se teinter à plusieurs reprises de nuances acidulées. La figure humaine, centrale dans sa production, se décline en une galerie de personnages étranges, pittoresques, dont les visages affichent fréquemment une expression neutre ou interrogatrice. Les aplats, le traitement du noir ou d’un camaïeu de gris, qui rappellent la technique de la gravure, mais dans des dimensions que cette technique ne permet pas, donnent à son travail un caractère tout à fait singulier. Son esthétique, qui se révèle novatrice sur la scène orientale, exerce une influence sur les jeunes artistes actuels. Parmi ses œuvres majeures, on compte Mes Condoléances (2014), polyptique colossal (182 x 896 cm), hommage de l’artiste à la Syrie, qu’il surnomme, ce qui n’est pas fortuit, « mon Guernica ».
Ses toiles sont exposées sur la scène internationale (Biennale d’Alexandrie, Art Hongkong, Art Paris 2018). Elles sont conservées dans des collections privées et publiques (Musée National Syrien, Galerie Nationale des Beaux-Arts de Jordanie, Musée Arabe d’Art Moderne de Doha, Musée de l’Institut du monde arabe, Musée de l’histoire de l’Immigration). L’artiste a également fait l’objet d’expositions personnelles à Beyrouth, Londres, Dubaï, Marrakech, Gwangju, Paris (Villa Emerige, 2011 et galerie Claude Lemand, 2017-2018). En 2012, il fut classé par la revue Art Absolument parmi les 101 plus grands artistes vivant en France.
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His Art
Khaled Takreti est un artiste singulier, car, lorsqu’il ne peint pas des portraits ou des personnages (souvent à dessein anonymes), il utilise de manière récurrente l’ironie et l’autodérision dans ses œuvres, fréquemment exécutées en grand format. Ce n’est pas si courant, mais se révèle terriblement efficace. Son étonnant autoportrait Bike 1 (2012) où, sur un fond neutre, il se représente lui-même en bicyclette, fondant en une seule entité homme et objet, en apporte la preuve. Mais cette approche ne vise pas à susciter un rire facile. Pour l’artiste, comme pour Kierkegaard, l’humour repose toujours sur un fond de sérieux et, chez lui, tout autant sur un travail d’introspection sous-jacent. Ainsi, Joujoux, Hiboux, Cailloux (2014) met certes en scène des personnages étranges, baroques, pittoresques, aux tons acidulés, placés sur des fonds constitués de grands aplats colorés. Pourtant, l’esthétique Pop’art suggérée ne doit guère être prise au premier degré, car les visages mélancoliques et les attitudes trahissent, lorsqu’on s’y attarde, un non-dit lourd de sens dont l’interprétation est laissée au regardeur. De même, Beirut Mood (2020) ne montre pas seulement des hommes, des femmes et des enfants se nourrissant. Le peintre représente, non sans férocité, une société saisie d’une frénésie de consommation au point de perdre sa dignité en tachant ses vêtements, une société volontairement aveugle au chaos qui l’entoure (comme la petite fille qui se cache les yeux), alors qu’une horloge symbolise le temps qui s’écoule. Ce sont les passagers frivoles d’un paquebot sur le point de sombrer.
La palette s’assagit pour d’autres œuvres récentes, comme Baluchons 3 (2017). Ce thème des baluchons avait été présent dans l’exposition Les Femmes et la guerre (2017) à la galerie Claude Lemand. L’artiste travaille sur cet accessoire qui est, pour les femmes syriennes, celui du nomadisme par excellence. Facile à constituer et à transporter, il accompagne les fuites, les migrations, contient les souvenirs, préfigure un nouveau départ. Le tissu blanc de ces bagages de fortune, fabriqué à Hama (ville située entre Homs et Alep), est imprimé de motifs noirs et rouges typiques, reportés à la main à l’aide de tampons, suivant une méthode traditionnelle. Mais, dans la présente version, Khaled Takreti apporte une note personnelle et affective : le sac est ouvert, dévoilant un passeport, une enveloppe et, surtout, un portrait de sa mère, que l’on retrouve dans nombre de ses peintures.
Silence, ça pousse ! (2020) - dévoile des plantes insensibles à ce qui les entoure, mais l’ironie, dans ce titre emprunté à une anodine émission de télévision, s’impose à nous. Mon amie la rose où les nuances de gris du ciel et du sol viennent compenser le paysage coloré d’un jardin, au point que l’on se demande si le personnage allongé dans le transat est toujours vivant est empreint d’une forme de nostalgie. Sa palette s’assombrit dans la grande toile Exil 1 (2017), titre on ne peut plus évocateur, où le spectateur regarde un atelier désespérément vide sur lequel s’abat une lumière glauque.
Pourtant, chez Khaled Takreti, c’est dans la monochromie que se joue la tragédie. Notre-Dame (2019), qui dissimule un discret autoportrait, rend hommage à la cathédrale incendiée ; Beyrouth (2020) résonne comme un hommage à la capitale avant l’explosion, à travers des éléments narratifs facilement reconnaissables (le Rocher aux pigeons de Raouché, un plan de la ville, la Statue des Martyrs, une façade peinte sur un immeuble d’Hamra, un mur tagué d’un portrait de Fairouz par Yazan Halwani, etc.). Mais c’est avec Les Femmes et la guerre 7 (2016) que s’exprime le tragique avec le plus de force. Ce portrait s’inscrit dans une série de 16 toiles qui furent exposées à la Galerie Claude Lemand. Longiligne, debout, se détachant sur un fond noir, la femme représentée occupe tout l’espace, regarde silencieusement le spectateur. Son statisme nous hante. L’uniformité chromatique n’est toutefois qu’une illusion ; le vêtement et le corps réservent de discrets jeux de matière. Tristesse et dignité s’expriment sur le visage de cette femme comparable à une Mater dolorosa, dans l’acception, non pas religieuse, mais universelle du terme.
Trop longtemps ignoré - singulièrement et paradoxalement en France, car Berlin ou Londres l’ont depuis longtemps découvert et célébré - l’art contemporain libanais et libano-syrien méritait cette indispensable mise en lumière.
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KHALED TAKRETI. An interview by Khaled Youssef, a Syrian photographer, poet and curator.
Khaled Takreti, a leading visual artist whose Pop aesthetic has influenced a subsequent generation of contemporary Arab painters. A Syrian national, born in 1964 in Beirut, Lebanon. Currently residing in Paris, France.
What is your relationship to your studio? What does your studio represent to you? How do you feel when you are in your studio?
It is a daily relationship; my studio is the place where I can really feel comfortable. I can take off all the masques that our society imposes to us, give freedom to my emotions, and independence to my feelings. My studio is really a haven for my thoughts, at any time I can find there for my ideas an endless space.
Do the layout, the organization and the location of your studio have an influence on the creation of your works? What role do that space, time and solitude have on your work?
Of course, actually I am much organised, and my studio as well, since it reflects my way of life. I prefer to have my studio near to my living place, so not to loose energy on the way between them two, but also because I need to be close to my working place in the case there would be an idea or an emotion I would like to translate at once on the paper. Inspiration is a very special state of mind and needs to be explored inside my studio which is a small place with a lot of possibilities.
Do you listen to music in your studio? Do you work better with some music in your ear or do you need complete silence when you are at your most creative?
I am unable to work without music. I prefer listening to the radio, some French stations play various songs and melodies. I like to be surprised by the music my hands more harmony in the while I am working, that gives to creative process. My colours love to sing and dance on the paper.
What are your artistic practice and your working process? Do you plan?
My working process is divided into two periods: conscious at firsthand to find the idea and the subject, and then unconscious and fully spontaneous based on my experience and inspiration.
What your art is about?
My art is my self mirror: struggle, happiness, doubt and sadness. It is the best way to express myself and to reflect life on my emotions.
What inspires you?
My family, my friends and my culture; a story I try to tell in each work I create with my heroes; we can not recognise them but we can feel their emotions.
Being an artist is hard work. Do you have sometimes doubts and struggles?
Not really, may be because I did not choose art but art chose me! Nobody decides to be an artist suddenly. More than work there is something difficult to explain, something born with us which is a part of our soul.
Do you ever regret becoming a “professional” artist? Where does your energy come from?
It is not me who decide to be “professional”, work and time decide for that, but I prefer to see it like a passion, that gives my work more possibilities and more challenges.
How much satisfaction do you get in response of your work?
I cannot really answer this question… let’s say I think I am on the right way, but always in the beginning and I still have a lot of work to do and emotions to show.
Has the conflict that is raging in Syria since a few years had an impact on the core element of your art? What has changed?
This is a continuous pain in my heart. At first my work used to talk about human beings in general, it was very colourful. Few years ago my work took a different path; it still talks about human beings, but they are Syrians, and they are suffering. This new aspect took off all the happy colours in my work.
You are living outside of Syria, has the place you are living in changed your art?
Of course the area and the country where I am living today change the aspect of my work, yet not the emotions or the messages. I am living in Paris, and that changed some details but not the soul and the heart of my work that remained Syrian.
What are your hopes and dreams for yourself as an artist and especially as a Syrian artist?
My dream is to keep forth with my artistic work and message and keep on having inspiration. As a Syrian artist I hope to be a good example to a new generation able to forget the pain in order to draw the life and future with beautiful colours.
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Thierry Savatier. Khaled Takreti’s Universal Mothers.
Nietzsche claimed that: « to idealise our states of illness, that is the artist’s goal ». In that respect, the recent evolution of Khaled Takreti’s painting is quite Nietzschean considering its inspiration transcribes one of the diseases of the contemporary world. This Syrian artist born in Lebanon has been working in Paris for the past ten years, after living in Egypt, Syria and America. His highly personal style particularly focuses on the human figure and is easily recognised: it blends pop-art aesthetics (with a predilection for flat surfaces and for polyptych formats that are sometimes monumental), with monochrome backgrounds and with an irony that leads him to introduce strange, picturesque and sometimes even zoomorphic characters, when he does not stage himself in his work with a carefully thought-out self-mockery approach.
Whether neutral or acid, colour was one of the characteristics of his previous paintings. Today, it is black that dominates, as if his palette of colours had been eroded by the attacks endured by his country of origin resulting from a polymorphic conflict the geopolitics of which escape him. His Parisian exhibition, Women and War, at the Galerie Claude Lemand (16, rue Littré, until 18th February) bears witness to this change of style, showcasing around thirty works divided into two main themes.
On the ground floor, twelve female portraits of identical size (146 x 114 cm.) seemingly represent the same number of Syrian cities. With their slender silhouettes, standing in the room and filling up the space, they silently stare at the viewer and stand out against a background that darkens as the series unfolds: the portraits are numbered from 1 to 12. The chromatic uniformity is simply an illusion: several backgrounds and clothes hold some subtle plays on texture that will only be noticed by the viewer passing by. One recognises the marks left by a fabric, an intricate embroidery. The faces are all different yet serious, and express a wide range of feelings, sensitivity, sadness, worry, dignity. The absence of pathos (the artist was careful in avoiding falling in that trap) gives an obvious power to these figures that break away. Each of these women, whose diversity of social origins can be guessed, can all claim the title of Mater Dolorosa, not in the religious sense of the word but rather in its universal meaning. Without doubt, the most universal one is that which has been reduced to a skeleton and hence unavoidably stripped bare of any anthropological or social mark.
At the basement level, a beautiful space houses around ten India ink works on paper, two canvases and a diptych that depicts the thematic of the bundle. The painter does not distance himself from the series of the ground floor, on the contrary he complements it, as for Syrian women, the bundle represents the nomad’s attribute par excellence. It is easy to pack and to travel with, and it accompanies escapes, migrations, carries memories and heralds a new departure. The white fabric of these bags of fortune is produced in Hama (a city located between Homs and Aleppo) and is printed with typical black motifs that are reproduced by hand using stamps, following a traditional method.
We would be looking in vain for a political message in these very recent works as the painter’s critical stare is significant only if he frees himself from the resistance fighter’s prism. The aesthetics and stasis of these figures haunt us yet the most important impact is their human testimony that also encourages to look again at Khaled Takreti’s older works, that were characterised by a certain humour which was a form of ‘politeness of despair’ for the artist, to use Chris Marker’s masterful definition.
Site : www.thierrysavatier.com
Blog : savatier.blog.lemonde.fr
Translated from French by Valérie Didier Hess.
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Works in Public Collections:
Damascus Museum, Damascus, Syria.
Mathaf Museum, Doha, Qatar.
Museum, Institut du monde arabe, Paris. Donation Claude & France Lemand.