Mahi Binebine
Biographie.
Né en 1959 à Marrakech, il s’y est installé définitivement en 2002, après avoir longtemps vécu et travaillé à Paris, New York et Madrid. Le parcours de cet artiste est atypique : professeur de mathématiques à Paris, il quitte l’enseignement à la fin des années 80 pour se consacrer à l’écriture et à la peinture et, depuis peu, à la sculpture.
Ses nombreux romans, traduits en une dizaine de langues, l’ont confirmé comme l’un des écrivains marocains les plus talentueux. Ses oeuvres, exposées notamment en France, aux Etats-Unis, en Allemagne, ont été remarquées par d’importants critiques d’art et de grands collectionneurs ; elles font partie de nombreuses collections publiques et privées, dont celle du Musée Guggenheim de New York, le Musée de Bank Al Maghrib, la Fondation Kinda, Le Musée de Marrakech, la Fondation Kamel Lazaar, la Société Générale, Attijariwafa Bank, le Crédit Agricole du Maroc, le CIH Maroc, la BMCE Bank, la Caisse de dépôt de et Gestion, ...
Marc Semo, L’ombre et les couleurs.
Mahi Binebine, peintre et romancier. Depuis le retour de son frère Aziz, emmuré dix-huit ans à Tazmamart, il cherche à exorciser les fantômes du Maroc de Hassan II.
Rangés avec soin, les grands panneaux de contreplaqué s’alignent sur le mur de l’atelier. Des silhouettes claires, fantômes humains à peine esquissés, brisés et enfermés, sur des fonds d’un bleu éclatant. Des toiles aussi, d’où jaillissent des masques de papier mâché et de grillage, couturés de cordes fines, dont les bouches hurlent une douleur muette sous des orbites vides. « J’aime les masques, car ils disent tout au-delà des mots tels des cris pétrifiés », explique Mahi Binebine qui, inlassablement, peint et écrit sur « ce Maroc qui fait mal » : celui de l’implacable répression menée par Hassan II jusqu’à la fin des années 80, des agonies des prisonniers enterrés vivant dans les minuscules cellules du bagne de Tazmamart. Ces cauchemars hantent toutes ses toiles et tous ses romans. Dans l’un de ses meilleurs livres, Pollens, monologue halluciné sur l’abus de pouvoir, la prévarication et la violence, son protagoniste s’exclame dès les premières pages : « Non, je ne suis pas fou, mais simplement impuissant comme la plupart des gens de ce pays. » « J’essaie parfois de faire des œuvres sur l’amour, mais à chaque fois, bizarrement, cela dérape », s’excuse l’auteur avec un sourire.
Pudique, Mahi Binebine sait ne pas imposer sans cesse les déchirements qui le rongent. C’est un quadra à la rondeur joviale et chaleureuse, un bon vivant, fou de vins et de fromages français, qui vit avec sa femme et ses trois filles dans une belle maison avec piscine au cœur de Marrakech, la ville de son enfance. Son atelier est installé à une trentaine de kilomètres, loin du chaos de la grande métropole touristique, au milieu des collines couvertes d’oliviers des premiers contreforts de l’Atlas. Chaque jour, il s’y enferme pour une dizaine d’heures de travail. La force de ses tableaux, c’est aussi leur matière rugueuse et sensuelle. L’ocre de la terre, la poudre des pigments qu’il mélange lui-même et, surtout, la cire d’abeille. Il l’achète en gros blocs et la fait fondre avant d’en recouvrir d’une fine couche les grands panneaux sur lesquels il peint. « C’est une technique de la Renaissance, tombée en désuétude car fragile, mais elle donne une incomparable matérialité aux couleurs », explique cet ancien « prof de maths » q ui apprit la peinture en autodidacte pendant ses années parisiennes. Aujourd’hui, il est un peintre reconnu, avec des toiles au Guggenheim de New York comme dans les plus grandes collections d’art contemporain du Vieux Continent. Au Maroc, il est considéré comme l’un des plus grands peintres du pays.
Toile après toile, livre après livre, Mahi Binebine tente d’exorciser les mêmes fantômes. Il est encore adolescent quand son frère aîné et admiré, Aziz, jeune officier plein d’avenir, est arrêté après le putsch raté de Skhirat, en 1971. La réaction du roi est impitoyable : tous les militaires impliqués de près ou de loin dans le complot sont arrêtés, jugés, avant de disparaître dans le néant. Leurs familles ne sauront pas s’ils sont morts ou vivants, jusqu’à la publication, en 1985 en France, d’une liste des enterrés vivants de Tazmamart, sortie clandestinement du pays. « Son absence était terriblement présente, et chaque jour ma mère mettait son couvert à table comme s’il devait rentrer d’un instant à l’autre. » Dans son roman les Funérailles du lait, Mahi Binebine a raconté cette infinie attente d’une mère - la sienne - rongée par un cancer du sein, qui résiste avec le seul espoir de revoir son fils.
Toutes les familles des condamnés étaient dans le même désespoir, mais chez les Binebine la tragédie était encore plus terrible : parti quelques années plus tôt rejoindre une première femme, le père était un lettré raffiné et un professeur d’arabe classique qui pendant trois décennies fut l’ « amuseur » du roi Hassan II.
« Chaque soir, vers 20 heures, il se rendait au Palais et accompagnait le roi jusqu’à ce qu’il s’endorme, en général vers 3 heures du matin, lui récitant des poèmes en arabe, lui racontant des histoires, l’entretenant de la rumeur du monde », raconte Mahi. Il a longtemps détesté ce père qui, en apprenant du roi l’implication de son aîné dans le complot, le renia : « Sidi, ce n’est pas mon fils, et je ne suis pas son père. »
L’horreur est pour lui encore abstraite, désincarnée, même si Mahi, parti à Paris étudier les mathématiques, sait en fréquentant les milieux de l’opposition marocaine ce qui se passe dans les prisons. Puis Hassan II commence à libéraliser le pays. En 1991, Aziz retrouve la liberté après dix-huit ans de bagne. Des vingt-neuf détenus de son baraquement, seuls quatre ont survécu. « Je me souvenais d’un bel officier ; je voyais un petit bonhomme fragile, brisé, muet sur ce qu’il avait subi, qui s’enfermait pendant des journées dans une petite pièce sombre comme sa cellule. » Puis, en quelques mois, Aziz se ressaisit. Il se marie et a un enfant. Mais, surtout, il va voir son père, lui embrasse les mains en signe de piété filiale, mais se refuse à le juger. « Mon frère avait pardonné. J’ai alors commencé à réfléchir, et j’ai compris que l’attitude de mon père n’était pas de la lâcheté : il appartenait à un autre temps et un autre monde, nourri d’une culture arabe dont l’imaginaire renvoie toujours à l’émir ou au maître », explique Mahi Binebine, qui découvre « un homme drôle, tendre et cultivé, loin du monstre qu’il imaginait ». Lui, marqué par cette expérience, a toujours voulu garder ses distances vis-à-vis du pouvoir, refusant les bourses richement dotées qu’il aurait pu obtenir du Palais.
Avec la libération de son frère, sa peinture explose. Il réussit enfin à montrer l’indicible, commençant ses premières toiles avec les masques qui le rendent vite célèbre. « Ce sont des tableaux forts, parfois très durs ; mais on apprend à aimer un tableau dur, alors que des œuvres plus légères se fanent vite », raconte l’artiste, qui plus de la moitié de sa vie a vécu hors du Maroc, à Paris surtout puis quelques années à ¬New York, chez son petit frère devenu entre-temps un as de la finance, avant de se réinstaller à nouveau à Paris. En 2002, il décide de revenir au pays : « Le choc de voir Le Pen au second tour de la présidentielle, l’envie que mes filles connaissent leurs racines. » Et, surtout, le désir de vivre dans un pays en plein changement, « où la peur a disparu et où commence à s’affirmer une société civile ».
C’est le retour. Certes, Marrakech a changé sous la déferlante touristique, mais tous ses habitants en profitent. Lui compris. Nombre de grands collectionneurs ont acheté des riads ou s’y font construire des villas. « Ici, ils ont plus de temps qu’à Paris, Londres ou New York, et il y a beaucoup de murs neufs à décorer », commente avec humour ce peintre désormais incontournable, dont la cote s’envole. Lors de sa dernière exposition à Casablanca il y a deux ans, Mohammed VI a fait venir au Palais une dizaine des principaux tableaux. En quelques minutes, le jeune monarque décida de les acheter tous. Le père enchantait le roi par ses vers, le fils a séduit son successeur par ses couleurs. Et par ses fantômes ?
Lisa Dennison, Simplicité.
Mahi Binebine a créé une œuvre unique qui rappelle son héritage marocain. Ses masques ovales bruns viennent de la tradition africaine. Cependant, ceux de Mahi ne servent pas un cérémonial, ils disent l’oppression, thème récurrent que l’artiste reprend aussi bien dans son écriture que dans sa peinture. Les masques sont souvent dépourvus d’yeux, d’orbites, ils n’ont pas d’identité individuelle, tandis que d’autres visages suggèrent l’idée d’oppression plus fortement car ils sont littéralement ligotés par des couches de tissu. Bien que Mahi Binebine s’intéresse à des sujets en dehors des principaux courants artistiques en vogue aux États-Unis et en Europe, la simplicité de sa forme et le fond émotionnel de ses oeuvres s’adressent à toutes les cultures. (Lisa Dennison, directrice de Sotheby’s North and South America).
Aziz BineBine, Plus que l’espoir, le refus de la haine et de la vengeance.
Discours au festival Transméditerranée, Grasse, 2002.
"Je pense tout simplement que l’art et la mémoire sont indissociables. L’art s’alimente de la mémoire et la mémoire subsiste dans l’art ; c’est le cas de l’œuvre de mon frère Mahi Binebine qui est imprégnée jusqu’à l’obsession par le bagne de Tazmamart dont je ne vous parlerais pas spécialement car beaucoup l’ont fait.
Depuis ma libération c’est la première fois que je prends la parole en public. Et en ces temps de violence, d’intolérance et de haine je veux parler de paix et de pardon, de mon expérience personnelle, de cette flamme qui n’a cessé de brûler en moi tout au long de ces années d’enfer au mouroir de Tazmamart.
Plus que l’espoir c’était le refus de la haine et de la vengeance, ces venins de l’âme, qui m’a permis de survivre hier et de revivre aujourd’hui. C’est à ce prix que j’ai pu lutter contre la faim, la vermine, la maladie et la mort. C’est à ce prix que j’ai pu revivre normalement et rebâtir un foyer.
C’est cette paix et cette sérénité intérieures qui m’ont permis de réintégrer la société et "regarder à nouveau le soleil en face". J’ai appris dans la souffrance que la foi permettait de soulever des montagnes, mais qu’elle ne le pouvait que par l’amour. Mes amis, Jésus est amour, Mahomet est pardon, Moïse est justice, Bouddha est sérénité et l’Homme, c’est à dire vous et moi, sommes tout ceci à la fois. Si nous le voulons bien.
Comment pourrais-je parler de vengeance ou de rancune quand je vis dans un pays qui marche en chancelant. Comment pouvons-nous parler de différences (différences d’origine, de foi, de cultures et de je ne sais quoi encore) lorsque nous vivons une époque où la civilisation et l’ordre des choses menacent de s’effondrer, où l’intolérance est devenue loi et la vengeance justice. Notre seul espoir est dans l’union et l’acceptation de nos différences."
Mahi Binebine, Des rêves à l’eau. L’immigration.
Texte pour le journal La Croix, 2009.
L’idée d’écrire un livre sur l’immigration clandestine m’est venue un peu par hasard. A cette époque, 1996, je vivais à New York, loin du détroit de Gibraltar, de Lampedusa et autres îles Canaries. En feuilletant la presse américaine, il m’arrivait de tomber sur tel ou tel papier relatant les tentatives des mexicains à forcer les frontières de l’Oncle Sam. La manière dont ceux-ci s’y prenaient me faisait rire : Quelques centaines de personnes se donnent rendez-vous la nuit à un point précis de la frontière, non loin d’une grande ville et se mettent à courir simultanément en direction du territoire Yankee. Une authentique invasion de sauterelles contre laquelle policiers et douaniers n’y attrapent que du feu. Dix, vingt, cent personnes sont arrêtées, mais les autres s’évanouissent illico dans la nature, s’en allant grossir les 10 millions de clandestins qui travaillent pour la plupart dans le bâtiment, l’agriculture et la restauration. Ces clandestins ne le sont pas pour le IRS, le fisc américain qui ne leur réclame pas de Green Card pour s’acquitter de leurs impôts. En résumé, ceux qu’on attrape sont reconduits à la frontière et les autres finissent par faire leur nid ici ou là dans le vaste empire fortuné. Les hommes sont comme les oiseaux, ils vont là où l’air est le mieux respirable.
Un jour, je suis tombé sur un article dans le journal français « Libération » où l’on parlait d’une affaire similaire qui se déroulait chez moi cette fois-ci, au Maroc, et tout près sur les côtes ibériques. Contrairement aux mexicains, les candidats africains à l’émigration meurent beaucoup. Des statistiques fiables avancent un chiffre qui donne des frissons : Trois morts par jour sur les dix dernières années. Tous les jours que Dieu fait, de jeunes cadavres sont rejetés par la mer sur le sable fin de nos plages (ça fait désordre pour le tourisme). Des corps gonflés d’eau, rongés par les poissons, lancés à la mer par des passeurs affolés à l’approche des vedettes de surveillance ou issus du naufrage des pateras. En lisant d’autres articles sur le sujet, j’ai eu souvent l’impression que les êtres dont on parlait étaient réduits à des ombres, des chiffres, des spectres anonymes. Je me suis alors lancé dans l’aventure donquichottesque de leur donner des noms, des visages, des identités. C’est ainsi qu’est née l’idée d’écrire « Cannibales » (« La Patera » dans l’édition espagnole) J’aurai pu en faire un essai tant j’ai rencontré de prétendants au paradis (ou à l’enfer, c’est selon). Une armada de désoeuvrés dont les œillères, faites d’antennes paraboliques, ne leur donnent à voir qu’un flot ininterrompu d’images alléchantes, souvent pornographiques, images d’un monde meilleur, forcément, un monde libre, beau, riche. Leur discours est le même. En voici quelques extraits : « Ecoute, cette traversée est celle de la dernière chance. C’est la dernière frontière entre l’enfer et un monde prétendument meilleur. Ceux qui tentent de franchir cette limite savent à quoi s’attendre. C’est un jeu ; celui de la vie et de la mort… » Ou encore : « J’ai tenté la patera trois fois, une arrestation et deux naufrages, dont six mort, et j’essaierai encore. Si je meurs, je serai un martyr économique ! Tout cela, je le fais pour nourrir ma famille. »
Mais pas seulement. Beaucoup veulent partir pour partir. Pour ne plus rester. Partir parce qu’ils ne rêvent plus chez eux. Parce qu’un sentiment d’enfermement les oppresse depuis la création de l’espace Schengen et la réduction drastique des visas qui s’en est suivie. Et ils partiront, encore et encore, car on ne pourra pas mettre du fil barbelé autour de l’Europe. Car il y aura toujours des rapaces mafieux parfaitement organisés des deux côtés de la frontière pour leur sucer le sang (lequel sang est aussi un carburant indispensable pour les économies occidentales) Oui, ils partiront parce que la lutte contre l’immigration clandestine ne doit pas se faire sur les frontières, mais dans les lieux et les pensées des immigrants clandestins ; elle doit s’opérer dans le cadre de la coopération Nord-Sud basée sur un dialogue équilibré, et non pas reposer sur un monologue du Nord. Il faut une politique et non une police d’immigration. Le Sud ne doit pas être contraint à la mendicité.
Mais tous les africains ne veulent pas impérativement partir. Certains se résignent à regarder avec dignité les immigrés légaux rentrer au pays pendant l’été. Les voitures bondées d’objets mystérieux couverts de bâches font briller leurs yeux, mais ils le montrent à peine. Morad fait partie de ceux-là.
Tous les soirs, ce petit frisé au visage poupin se pointe devant le consulat de Fance - Un bel édifice d’architecture coloniale- et y passe la nuit ; le lendemain, il vend sa place aux demandeurs de visas. Les prix varient selon la longueur de la file et les aléas de la météo : les jours de pluie, ils augmentent de façon sensible. Mais les affaires fleurissent surtout à l’approche des vacances scolaires. Si, en plus, une petite bombe venait à éclater quelque part en Europe, les places à la porte du paradis atteignent alors des records. Morad a essuyé trois refus à ses demandes de visa ; en revanche, il a trouvé un job. Et il s’en tire plutôt bien. Il peut réciter par le menu la longue liste des papiers requis pour le précieux document. Mieux, il vend toutes sortes de tuyaux pour obtenir les certificats, les mille et une preuves de sa bonne foi, les contacts utiles pour la contrefaçon, enfin, le business ordinaire autour d’un rêve, somme toute…ordinaire.
Interview de F. Agoum, Le Sommeil de l’esclave : entre réalisme et fiction.
Quel est le statut du Sommeil de l’esclave ? Est-ce un récit totalement fictif ou une autofiction ?
MBB : Comme il arrive souvent pour un premier roman, l’autofiction est une sorte de refuge pour le jeune écrivain. Celui-ci n’ose pas encore naviguer dans le vaste espace de l’imagination. Le sommeil de l’esclave s’inspire largement de la réalité. Mon père est Fqih et ma mère est bien blanche. La maison au fin fond de la médina est la notre, Yamna n’habitait pas loin et Mme Kolomer avait vraiment une colonie de chats.
Vous êtes-vous inspiré, pour Dada, d’un personnage réel ? Ce dernier a-t-il partie liée avec la Mamaya de la dédicace ?
MBB : Mamaya est le petit nom de ma mère. Elle est morte juste avant la parution du roman auquel elle avait participé. Dada est une esclave que nous avions héritée de Grand-père, un Algérien officier de l’armée française. Elle est morte quand j’avais quatre ans. Je garde d’elle un vague souvenir. Mais après avoir écrit le livre, je l’ai en quelque sorte ressuscitée. Et je me suis mis à l’aimer.
L’auteur anonyme de l’épigraphe non signée (l’auteur ou le narrateur ?) oriente la lecture du roman vers une motivation existentielle du conteur qui chercherait un sens à sa vie ? En quoi ce livre représente-t-il pour vous une démarche thérapeutique ?
MBB : Auteur, narrateur, où est la frontière ? Depuis tout petit, je n’ai jamais supporté l’injustice. Je suis né et j’ai grandi dans un pays désorganisé et injuste. Quand il m’a été donné d’écrire, je ne pouvais faire autrement que de raconter les petites gens qui m’entouraient, leurs joies, leurs peines, leur difficulté d’exister, mais aussi leur violence, leurs micmacs … En fait, Dada a été un prétexte. Mbark lui dit quelque part dans le texte :
« Tu es une esclave et tu as la chance de le savoir… »
Le fait de dénoncer ce qui ne va pas est une thérapie en soi. Oui cela me fait du bien. Oui cela donne un sens à ma vie, ou à celle du narrateur, c’est selon.
Le thème de l’enfance maltraitée est particulièrement prégnant dans votre roman. On y parle de la file d’enfants razziés traversant le désert à pied, de la jeune héroïne maltraitée et de son petit frère violé, plus tard de l’infanticide, du jeune maître privé de l’amour maternel, du petit Ali né orphelin de mère, des petites bonnes anémiques et plus généralement d’enfants dans le malheur… Parallèlement deux images maternelles se font face, entre indifférence, passion et violence. Pourquoi avez-vous ressenti le besoin d’articuler cette double thématique à celle de l’esclavage ?
MBB : Le thème de l’enfance maltraitée vient de mon côté samaritain, un peu donquichottesque. L’écrivain du sud, à mon sens, a le devoir d’être un redresseur de torts (parce qu’ils sont nombreux, chez nous). Pourtant, je n’aime pas la littérature militante. Elle m’ennuie profondément. Il me semble que j’ai trouvé le moyen de militer sans le faire sentir au lecteur.
Mon père est parti quand j’avais six ans. J’ai été élevé dans une maison où il n’y avait pratiquement que des femmes. J’ai eu beaucoup de temps pour les observer.
Pour répondre à votre question savante, je n’ai rien décidé du tout, j’ai écris un premier texte et toute mon enfance était dedans.
De l’esclavage.
L’histoire de Dada se déroule à l’époque contemporaine, après l’abolition de l’esclavage dans un Maroc indépendant. Quel sens voulez-vous donner à ce récit en choisissant de le situer en une époque où tout porte à croire qu’il n’y a plus d’esclaves au Maroc ?
MBB : Les petites bonnes qui travaillent dans nos maisons sont des esclaves. Les jeunes « apprentis » qui s’échinent quinze heures par jour dans les échoppes du souk (et qui se font parfois violer par le maalem) sont aussi des esclaves. Bien souvent, et je parle de choses que je vois tous les jours autour de moi, des pères viennent de la campagne proposer leurs enfants faméliques à des familles sans réclamer de rétribution ; pourvu que ceux-ci soient à peu près nourris. Vous dites qu’il n’y a plus d’esclavage au Maroc, je pense le contraire.
Dans votre œuvre, le personnel noir est particulièrement abondant, allant de personnages figurants et secondaires, comme la « colonie de castrats » dans l’Ombre du Poète, au personnage principal du Sommeil de l’Esclave. Pourquoi avez-vous inséré autant des Noirs à tous les niveaux dans vos romans, alors que dans les romans maghrébins ils sont en général peu utilisés, sinon ignorés ?
MBB : La société marocaine et par extension arabe est profondément raciste. Le noir est inférieur au blanc (si tant est que l’on soit vraiment blanc). Nous avons du mépris pour le noir, pour l’homosexuel, pour le juif. Mon métier consiste à pointer le doigt sur nos travers. Dans « le sommeil de l’esclave », par exemple, Mme Kolomer est juive, Mbark est homosexuel et Dada est noire. J’en ai fait des personnages touchants. Et si vous les aimez comme je les aime, j’aurais atteint mon but.
Que pensez-vous du silence sur l’histoire de l’esclavage dans les pays arabes ?
MBB : Les arabes sont en retard de plusieurs révolutions. La première, d’abord intérieure, consiste à nous permettre de nous regarder tels que nous sommes, tels que nous avons été. Les politiques français n’ont pas eu tort, il y a quelques mois, de nous renvoyer à notre propre Histoire en matière d’esclavage. Nous avons été aussi esclavagistes (sinon pire) que les occidentaux dans leurs colonies. Tant que nous ferons l’autruche, nous resterons là où nous sommes actuellement. Et ce n’est pas glorieux !
Quel est votre sentiment sur le racisme envers les Noirs, non institutionnel mais largement répandu dans les populations maghrébines et marocaines ?
MBB : Aujourd’hui encore j’entends des termes comme « Hartani », « nigro », « Azzi » « ganga » et j’en passe. Ecoutez cette histoire : quand j’écrivais « Cannibales », beaucoup de gens m’on raconté des histoires sur les immigrés clandestins que la mer vomit quotidiennement. L’un de ces candidats malheureux qu’un ami a trouvé un beau matin lors de son jogging matinal sur une plage du nord, était étendu sur le sable. Il avait perdu une chaussure et les poissons en avaient profité pour grignoter ses orteils. De l’intérieur de son œil gauche sortait un petit crabe. Mon ami (il a cessé de l’être depuis cette histoire) m’a fait la réflexion suivante : « Tu vois, même les crabes ne voulaient pas de ce négro ».
Sans commentaire.
En évoquant le destin de Dada, appellation générique rappelant toute une histoire de soumission et de mépris, souhaitiez-vous dénoncer un fait historique et social ?
MBB : Entre autres. Mais le présent m’importe davantage.
Quelle est la morale de cette histoire écrite dans un style poétique, baignée d’émotion et parfois d’humour, mélangeant drame déchirant, dénonciation sociale et fatalisme ?
MBB : Je vais paraître angélique, mais je pense très sincèrement qu’il est urgent de réveiller l’humanité qui somnole en chacun de nous. Elle est presseuse, cette humanité.
La réception du roman.
Quelle a été la diffusion de votre roman en France et dans les pays maghrébins ?
MBB : Je ne vends pas beaucoup d’ouvrages. J’ai un vrai succès avec les éditeurs (certains de mes livres sont traduits en dix langues) mais pas avec les lecteurs. Mais ça viendra…
Comment votre roman a-t-il été reçu par les communautés blanches et noires au Maroc et ailleurs ?
MBB : Les gens sont très polis avec moi. On me dit que c’est bien ce que j’écris, mais on ne me lit pas (Les chiffres sont têtus !)
Vous a-t-on reproché d’avoir abordé un sujet encore tabou dans le monde maghrébin ? Des critiques ont-elles émané des sphères populaires, journalistiques, universitaires, politiques, religieuses, ou autres ?
MBB : Non, qui en aurait l’indécence ?
Vous avez choisi d’écrire en langue française ? Pensez-vous que, écrit en arabe, Le Sommeil de l’Esclave, aurait pu heurter le lectorat du Maghreb ?
MBB : C’est la langue qui m’a choisi. En fait, j’ai eu des professeurs qui m’ont fait aimer la langue Française. Je l’ai donc beaucoup pratiquée. Très vite j’ai aimé Maupassant, Flaubert, Musset... Quand il s’est agi d’écrire, la question ne se posait même pas. Depuis quinze ans que j’écris, c’est la première fois que l’on me traduit en Arabe (un éditeur Irakien) On verra ce que cela va donner…
Ecriture et peinture :
Votre art pictural est internationalement reconnu. Nombre de vos œuvres représentent des masques d’inspiration africaine ; vous utilisez souvent les couleurs rouge et ocre rappelant la terre africaine, mais aussi Marrakech votre ville natale. Pour quelle raison avez-vous recours à une palette chromatique et à des objets culturels africains dans vos œuvres ?
MBB : J’ai toujours été fasciné par le masque africain, parce qu’il raconte la vie du village, parce qu’il exorcise les démons alentour. J’aime les couleurs chaudes, les ocres, les terres, c’est évidemment mon enfance. Mes masques sont parfois violents, mais ils ont de belles couleurs. Comme dans mes romans, si les histoires sont tragiques, la poésie fait passer la pilule.