Mahi Binebine

Biographie.

Né en 1959 à Marrakech, il s’y est ins­tallé défi­ni­ti­ve­ment en 2002, après avoir long­temps vécu et tra­vaillé à Paris, New York et Madrid. Le par­cours de cet artiste est aty­pi­que : pro­fes­seur de mathé­ma­ti­ques à Paris, il quitte l’ensei­gne­ment à la fin des années 80 pour se consa­crer à l’écriture et à la pein­ture et, depuis peu, à la sculp­ture.
Ses nom­breux romans, tra­duits en une dizaine de lan­gues, l’ont confirmé comme l’un des écrivains maro­cains les plus talen­tueux. Ses oeu­vres, expo­sées notam­ment en France, aux Etats-Unis, en Allemagne, ont été remar­quées par d’impor­tants cri­ti­ques d’art et de grands col­lec­tion­neurs ; elles font partie de nom­breu­ses col­lec­tions publi­ques et pri­vées, dont celle du Musée Guggenheim de New York, le Musée de Bank Al Maghrib, la Fondation Kinda, Le Musée de Marrakech, la Fondation Kamel Lazaar, la Société Générale, Attijariwafa Bank, le Crédit Agricole du Maroc, le CIH Maroc, la BMCE Bank, la Caisse de dépôt de et Gestion, ...


Marc Semo, L’ombre et les cou­leurs.

Mahi Binebine, pein­tre et roman­cier. Depuis le retour de son frère Aziz, emmuré dix-huit ans à Tazmamart, il cher­che à exor­ci­ser les fan­tô­mes du Maroc de Hassan II.
Rangés avec soin, les grands pan­neaux de contre­pla­qué s’ali­gnent sur le mur de l’ate­lier. Des sil­houet­tes clai­res, fan­tô­mes humains à peine esquis­sés, brisés et enfer­més, sur des fonds d’un bleu éclatant. Des toiles aussi, d’où jaillis­sent des mas­ques de papier mâché et de grillage, cou­tu­rés de cordes fines, dont les bou­ches hur­lent une dou­leur muette sous des orbi­tes vides. « J’aime les mas­ques, car ils disent tout au-delà des mots tels des cris pétri­fiés », expli­que Mahi Binebine qui, inlas­sa­ble­ment, peint et écrit sur « ce Maroc qui fait mal » : celui de l’impla­ca­ble répres­sion menée par Hassan II jusqu’à la fin des années 80, des ago­nies des pri­son­niers enter­rés vivant dans les minus­cu­les cel­lu­les du bagne de Tazmamart. Ces cau­che­mars han­tent toutes ses toiles et tous ses romans. Dans l’un de ses meilleurs livres, Pollens, mono­lo­gue hal­lu­ciné sur l’abus de pou­voir, la pré­va­ri­ca­tion et la vio­lence, son pro­ta­go­niste s’exclame dès les pre­miè­res pages : « Non, je ne suis pas fou, mais sim­ple­ment impuis­sant comme la plu­part des gens de ce pays. » « J’essaie par­fois de faire des œuvres sur l’amour, mais à chaque fois, bizar­re­ment, cela dérape », s’excuse l’auteur avec un sou­rire.

Pudique, Mahi Binebine sait ne pas impo­ser sans cesse les déchi­re­ments qui le ron­gent. C’est un quadra à la ron­deur joviale et cha­leu­reuse, un bon vivant, fou de vins et de fro­ma­ges fran­çais, qui vit avec sa femme et ses trois filles dans une belle maison avec pis­cine au cœur de Marrakech, la ville de son enfance. Son ate­lier est ins­tallé à une tren­taine de kilo­mè­tres, loin du chaos de la grande métro­pole tou­ris­ti­que, au milieu des col­li­nes cou­ver­tes d’oli­viers des pre­miers contre­forts de l’Atlas. Chaque jour, il s’y enferme pour une dizaine d’heures de tra­vail. La force de ses tableaux, c’est aussi leur matière rugueuse et sen­suelle. L’ocre de la terre, la poudre des pig­ments qu’il mélange lui-même et, sur­tout, la cire d’abeille. Il l’achète en gros blocs et la fait fondre avant d’en recou­vrir d’une fine couche les grands pan­neaux sur les­quels il peint. « C’est une tech­ni­que de la Renaissance, tombée en désué­tude car fra­gile, mais elle donne une incom­pa­ra­ble maté­ria­lité aux cou­leurs », expli­que cet ancien « prof de maths » q ui apprit la pein­ture en auto­di­dacte pen­dant ses années pari­sien­nes. Aujourd’hui, il est un pein­tre reconnu, avec des toiles au Guggenheim de New York comme dans les plus gran­des col­lec­tions d’art contem­po­rain du Vieux Continent. Au Maroc, il est consi­déré comme l’un des plus grands pein­tres du pays.

Toile après toile, livre après livre, Mahi Binebine tente d’exor­ci­ser les mêmes fan­tô­mes. Il est encore ado­les­cent quand son frère aîné et admiré, Aziz, jeune offi­cier plein d’avenir, est arrêté après le putsch raté de Skhirat, en 1971. La réac­tion du roi est impi­toya­ble : tous les mili­tai­res impli­qués de près ou de loin dans le com­plot sont arrê­tés, jugés, avant de dis­pa­raî­tre dans le néant. Leurs famil­les ne sau­ront pas s’ils sont morts ou vivants, jusqu’à la publi­ca­tion, en 1985 en France, d’une liste des enter­rés vivants de Tazmamart, sortie clan­des­ti­ne­ment du pays. « Son absence était ter­ri­ble­ment pré­sente, et chaque jour ma mère met­tait son cou­vert à table comme s’il devait ren­trer d’un ins­tant à l’autre. » Dans son roman les Funérailles du lait, Mahi Binebine a raconté cette infi­nie attente d’une mère - la sienne - rongée par un cancer du sein, qui résiste avec le seul espoir de revoir son fils.

Toutes les famil­les des condam­nés étaient dans le même déses­poir, mais chez les Binebine la tra­gé­die était encore plus ter­ri­ble : parti quel­ques années plus tôt rejoin­dre une pre­mière femme, le père était un lettré raf­finé et un pro­fes­seur d’arabe clas­si­que qui pen­dant trois décen­nies fut l’ « amu­seur » du roi Hassan II.
« Chaque soir, vers 20 heures, il se ren­dait au Palais et accom­pa­gnait le roi jusqu’à ce qu’il s’endorme, en géné­ral vers 3 heures du matin, lui réci­tant des poèmes en arabe, lui racontant des his­toi­res, l’entre­te­nant de la rumeur du monde », raconte Mahi. Il a long­temps détesté ce père qui, en appre­nant du roi l’impli­ca­tion de son aîné dans le com­plot, le renia : « Sidi, ce n’est pas mon fils, et je ne suis pas son père. »

L’hor­reur est pour lui encore abs­traite, désin­car­née, même si Mahi, parti à Paris étudier les mathé­ma­ti­ques, sait en fré­quen­tant les milieux de l’oppo­si­tion maro­caine ce qui se passe dans les pri­sons. Puis Hassan II com­mence à libé­ra­li­ser le pays. En 1991, Aziz retrouve la liberté après dix-huit ans de bagne. Des vingt-neuf déte­nus de son bara­que­ment, seuls quatre ont sur­vécu. « Je me sou­ve­nais d’un bel offi­cier ; je voyais un petit bon­homme fra­gile, brisé, muet sur ce qu’il avait subi, qui s’enfer­mait pen­dant des jour­nées dans une petite pièce sombre comme sa cel­lule. » Puis, en quel­ques mois, Aziz se res­sai­sit. Il se marie et a un enfant. Mais, sur­tout, il va voir son père, lui embrasse les mains en signe de piété filiale, mais se refuse à le juger. « Mon frère avait par­donné. J’ai alors com­mencé à réflé­chir, et j’ai com­pris que l’atti­tude de mon père n’était pas de la lâcheté : il appar­te­nait à un autre temps et un autre monde, nourri d’une culture arabe dont l’ima­gi­naire ren­voie tou­jours à l’émir ou au maître », expli­que Mahi Binebine, qui décou­vre « un homme drôle, tendre et cultivé, loin du mons­tre qu’il ima­gi­nait ». Lui, marqué par cette expé­rience, a tou­jours voulu garder ses dis­tan­ces vis-à-vis du pou­voir, refu­sant les bour­ses riche­ment dotées qu’il aurait pu obte­nir du Palais.

Avec la libé­ra­tion de son frère, sa pein­ture explose. Il réus­sit enfin à mon­trer l’indi­ci­ble, com­men­çant ses pre­miè­res toiles avec les mas­ques qui le ren­dent vite célè­bre. « Ce sont des tableaux forts, par­fois très durs ; mais on apprend à aimer un tableau dur, alors que des œuvres plus légè­res se fanent vite », raconte l’artiste, qui plus de la moitié de sa vie a vécu hors du Maroc, à Paris sur­tout puis quel­ques années à ¬New York, chez son petit frère devenu entre-temps un as de la finance, avant de se réins­tal­ler à nou­veau à Paris. En 2002, il décide de reve­nir au pays : « Le choc de voir Le Pen au second tour de la pré­si­den­tielle, l’envie que mes filles connais­sent leurs raci­nes. » Et, sur­tout, le désir de vivre dans un pays en plein chan­ge­ment, « où la peur a dis­paru et où com­mence à s’affir­mer une société civile ».
C’est le retour. Certes, Marrakech a changé sous la défer­lante tou­ris­ti­que, mais tous ses habi­tants en pro­fi­tent. Lui com­pris. Nombre de grands col­lec­tion­neurs ont acheté des riads ou s’y font cons­truire des villas. « Ici, ils ont plus de temps qu’à Paris, Londres ou New York, et il y a beau­coup de murs neufs à déco­rer », com­mente avec humour ce pein­tre désor­mais incontour­na­ble, dont la cote s’envole. Lors de sa der­nière expo­si­tion à Casablanca il y a deux ans, Mohammed VI a fait venir au Palais une dizaine des prin­ci­paux tableaux. En quel­ques minu­tes, le jeune monar­que décida de les ache­ter tous. Le père enchan­tait le roi par ses vers, le fils a séduit son suc­ces­seur par ses cou­leurs. Et par ses fan­tô­mes ?


Lisa Dennison, Simplicité.

Mahi Binebine a créé une œuvre unique qui rap­pelle son héri­tage maro­cain. Ses mas­ques ovales bruns vien­nent de la tra­di­tion afri­caine. Cependant, ceux de Mahi ne ser­vent pas un céré­mo­nial, ils disent l’oppres­sion, thème récur­rent que l’artiste reprend aussi bien dans son écriture que dans sa pein­ture. Les mas­ques sont sou­vent dépour­vus d’yeux, d’orbi­tes, ils n’ont pas d’iden­tité indi­vi­duelle, tandis que d’autres visa­ges sug­gè­rent l’idée d’oppres­sion plus for­te­ment car ils sont lit­té­ra­le­ment ligo­tés par des cou­ches de tissu. Bien que Mahi Binebine s’inté­resse à des sujets en dehors des prin­ci­paux cou­rants artis­ti­ques en vogue aux États-Unis et en Europe, la sim­pli­cité de sa forme et le fond émotionnel de ses oeu­vres s’adres­sent à toutes les cultu­res. (Lisa Dennison, direc­trice de Sotheby’s North and South America).


Aziz BineBine, Plus que l’espoir, le refus de la haine et de la ven­geance.
Discours au fes­ti­val Transméditerranée, Grasse, 2002.

"Je pense tout sim­ple­ment que l’art et la mémoire sont indis­so­cia­bles. L’art s’ali­mente de la mémoire et la mémoire sub­siste dans l’art ; c’est le cas de l’œuvre de mon frère Mahi Binebine qui est impré­gnée jusqu’à l’obses­sion par le bagne de Tazmamart dont je ne vous par­le­rais pas spé­cia­le­ment car beau­coup l’ont fait.

Depuis ma libé­ra­tion c’est la pre­mière fois que je prends la parole en public. Et en ces temps de vio­lence, d’into­lé­rance et de haine je veux parler de paix et de pardon, de mon expé­rience per­son­nelle, de cette flamme qui n’a cessé de brûler en moi tout au long de ces années d’enfer au mou­roir de Tazmamart.

Plus que l’espoir c’était le refus de la haine et de la ven­geance, ces venins de l’âme, qui m’a permis de sur­vi­vre hier et de revi­vre aujourd’hui. C’est à ce prix que j’ai pu lutter contre la faim, la ver­mine, la mala­die et la mort. C’est à ce prix que j’ai pu revi­vre nor­ma­le­ment et rebâ­tir un foyer.

C’est cette paix et cette séré­nité inté­rieu­res qui m’ont permis de réin­té­grer la société et "regar­der à nou­veau le soleil en face". J’ai appris dans la souf­france que la foi per­met­tait de sou­le­ver des mon­ta­gnes, mais qu’elle ne le pou­vait que par l’amour. Mes amis, Jésus est amour, Mahomet est pardon, Moïse est jus­tice, Bouddha est séré­nité et l’Homme, c’est à dire vous et moi, sommes tout ceci à la fois. Si nous le vou­lons bien.

Comment pour­rais-je parler de ven­geance ou de ran­cune quand je vis dans un pays qui marche en chan­ce­lant. Comment pou­vons-nous parler de dif­fé­ren­ces (dif­fé­ren­ces d’ori­gine, de foi, de cultu­res et de je ne sais quoi encore) lors­que nous vivons une époque où la civi­li­sa­tion et l’ordre des choses mena­cent de s’effon­drer, où l’into­lé­rance est deve­nue loi et la ven­geance jus­tice. Notre seul espoir est dans l’union et l’accep­ta­tion de nos dif­fé­ren­ces."


Mahi Binebine, Des rêves à l’eau. L’immi­gra­tion.
Texte pour le jour­nal La Croix, 2009.

L’idée d’écrire un livre sur l’immi­gra­tion clan­des­tine m’est venue un peu par hasard. A cette époque, 1996, je vivais à New York, loin du détroit de Gibraltar, de Lampedusa et autres îles Canaries. En feuille­tant la presse amé­ri­caine, il m’arri­vait de tomber sur tel ou tel papier rela­tant les ten­ta­ti­ves des mexi­cains à forcer les fron­tiè­res de l’Oncle Sam. La manière dont ceux-ci s’y pre­naient me fai­sait rire : Quelques cen­tai­nes de per­son­nes se don­nent rendez-vous la nuit à un point précis de la fron­tière, non loin d’une grande ville et se met­tent à courir simul­ta­né­ment en direc­tion du ter­ri­toire Yankee. Une authen­ti­que inva­sion de sau­te­rel­les contre laquelle poli­ciers et doua­niers n’y attra­pent que du feu. Dix, vingt, cent per­son­nes sont arrê­tées, mais les autres s’évanouissent illico dans la nature, s’en allant gros­sir les 10 mil­lions de clan­des­tins qui tra­vaillent pour la plu­part dans le bâti­ment, l’agri­culture et la res­tau­ra­tion. Ces clan­des­tins ne le sont pas pour le IRS, le fisc amé­ri­cain qui ne leur réclame pas de Green Card pour s’acquit­ter de leurs impôts. En résumé, ceux qu’on attrape sont reconduits à la fron­tière et les autres finis­sent par faire leur nid ici ou là dans le vaste empire for­tuné. Les hommes sont comme les oiseaux, ils vont là où l’air est le mieux res­pi­ra­ble.

Un jour, je suis tombé sur un arti­cle dans le jour­nal fran­çais « Libération » où l’on par­lait d’une affaire simi­laire qui se dérou­lait chez moi cette fois-ci, au Maroc, et tout près sur les côtes ibé­ri­ques. Contrairement aux mexi­cains, les can­di­dats afri­cains à l’émigration meu­rent beau­coup. Des sta­tis­ti­ques fia­bles avan­cent un chif­fre qui donne des fris­sons : Trois morts par jour sur les dix der­niè­res années. Tous les jours que Dieu fait, de jeunes cada­vres sont reje­tés par la mer sur le sable fin de nos plages (ça fait désor­dre pour le tou­risme). Des corps gon­flés d’eau, rongés par les pois­sons, lancés à la mer par des pas­seurs affo­lés à l’appro­che des vedet­tes de sur­veillance ou issus du nau­frage des pate­ras. En lisant d’autres arti­cles sur le sujet, j’ai eu sou­vent l’impres­sion que les êtres dont on par­lait étaient réduits à des ombres, des chif­fres, des spec­tres ano­ny­mes. Je me suis alors lancé dans l’aven­ture don­qui­chot­tes­que de leur donner des noms, des visa­ges, des iden­ti­tés. C’est ainsi qu’est née l’idée d’écrire « Cannibales » (« La Patera » dans l’édition espa­gnole) J’aurai pu en faire un essai tant j’ai ren­contré de pré­ten­dants au para­dis (ou à l’enfer, c’est selon). Une armada de désoeu­vrés dont les œillè­res, faites d’anten­nes para­bo­li­ques, ne leur don­nent à voir qu’un flot inin­ter­rompu d’images allé­chan­tes, sou­vent por­no­gra­phi­ques, images d’un monde meilleur, for­cé­ment, un monde libre, beau, riche. Leur dis­cours est le même. En voici quel­ques extraits : « Ecoute, cette tra­ver­sée est celle de la der­nière chance. C’est la der­nière fron­tière entre l’enfer et un monde pré­ten­du­ment meilleur. Ceux qui ten­tent de fran­chir cette limite savent à quoi s’atten­dre. C’est un jeu ; celui de la vie et de la mort… » Ou encore : « J’ai tenté la patera trois fois, une arres­ta­tion et deux nau­fra­ges, dont six mort, et j’essaie­rai encore. Si je meurs, je serai un martyr économique ! Tout cela, je le fais pour nour­rir ma famille. »

Mais pas seu­le­ment. Beaucoup veu­lent partir pour partir. Pour ne plus rester. Partir parce qu’ils ne rêvent plus chez eux. Parce qu’un sen­ti­ment d’enfer­me­ment les oppresse depuis la créa­tion de l’espace Schengen et la réduc­tion dras­ti­que des visas qui s’en est suivie. Et ils par­ti­ront, encore et encore, car on ne pourra pas mettre du fil bar­belé autour de l’Europe. Car il y aura tou­jours des rapa­ces mafieux par­fai­te­ment orga­ni­sés des deux côtés de la fron­tière pour leur sucer le sang (lequel sang est aussi un car­bu­rant indis­pen­sa­ble pour les économies occi­den­ta­les) Oui, ils par­ti­ront parce que la lutte contre l’immi­gra­tion clan­des­tine ne doit pas se faire sur les fron­tiè­res, mais dans les lieux et les pen­sées des immi­grants clan­des­tins ; elle doit s’opérer dans le cadre de la coo­pé­ra­tion Nord-Sud basée sur un dia­lo­gue équilibré, et non pas repo­ser sur un mono­lo­gue du Nord. Il faut une poli­ti­que et non une police d’immi­gra­tion. Le Sud ne doit pas être contraint à la men­di­cité.

Mais tous les afri­cains ne veu­lent pas impé­ra­ti­ve­ment partir. Certains se rési­gnent à regar­der avec dignité les immi­grés légaux ren­trer au pays pen­dant l’été. Les voi­tu­res bon­dées d’objets mys­té­rieux cou­verts de bâches font briller leurs yeux, mais ils le mon­trent à peine. Morad fait partie de ceux-là.

Tous les soirs, ce petit frisé au visage poupin se pointe devant le consu­lat de Fance - Un bel édifice d’archi­tec­ture colo­niale- et y passe la nuit ; le len­de­main, il vend sa place aux deman­deurs de visas. Les prix varient selon la lon­gueur de la file et les aléas de la météo : les jours de pluie, ils aug­men­tent de façon sen­si­ble. Mais les affai­res fleu­ris­sent sur­tout à l’appro­che des vacan­ces sco­lai­res. Si, en plus, une petite bombe venait à éclater quel­que part en Europe, les places à la porte du para­dis attei­gnent alors des records. Morad a essuyé trois refus à ses deman­des de visa ; en revan­che, il a trouvé un job. Et il s’en tire plutôt bien. Il peut réci­ter par le menu la longue liste des papiers requis pour le pré­cieux docu­ment. Mieux, il vend toutes sortes de tuyaux pour obte­nir les cer­ti­fi­cats, les mille et une preu­ves de sa bonne foi, les contacts utiles pour la contre­fa­çon, enfin, le busi­ness ordi­naire autour d’un rêve, somme toute…ordi­naire.


Interview de F. Agoum, Le Sommeil de l’esclave : entre réa­lisme et fic­tion.

- Quel est le statut du Sommeil de l’esclave ? Est-ce un récit tota­le­ment fictif ou une auto­fic­tion ?
MBB : Comme il arrive sou­vent pour un pre­mier roman, l’auto­fic­tion est une sorte de refuge pour le jeune écrivain. Celui-ci n’ose pas encore navi­guer dans le vaste espace de l’ima­gi­na­tion. Le som­meil de l’esclave s’ins­pire lar­ge­ment de la réa­lité. Mon père est Fqih et ma mère est bien blan­che. La maison au fin fond de la médina est la notre, Yamna n’habi­tait pas loin et Mme Kolomer avait vrai­ment une colo­nie de chats.

- Vous êtes-vous ins­piré, pour Dada, d’un per­son­nage réel ? Ce der­nier a-t-il partie liée avec la Mamaya de la dédi­cace ?
MBB : Mamaya est le petit nom de ma mère. Elle est morte juste avant la paru­tion du roman auquel elle avait par­ti­cipé. Dada est une esclave que nous avions héri­tée de Grand-père, un Algérien offi­cier de l’armée fran­çaise. Elle est morte quand j’avais quatre ans. Je garde d’elle un vague sou­ve­nir. Mais après avoir écrit le livre, je l’ai en quel­que sorte res­sus­ci­tée. Et je me suis mis à l’aimer.

- L’auteur ano­nyme de l’épigraphe non signée (l’auteur ou le nar­ra­teur ?) oriente la lec­ture du roman vers une moti­va­tion exis­ten­tielle du conteur qui cher­che­rait un sens à sa vie ? En quoi ce livre repré­sente-t-il pour vous une démar­che thé­ra­peu­ti­que ?
MBB : Auteur, nar­ra­teur, où est la fron­tière ? Depuis tout petit, je n’ai jamais sup­porté l’injus­tice. Je suis né et j’ai grandi dans un pays désor­ga­nisé et injuste. Quand il m’a été donné d’écrire, je ne pou­vais faire autre­ment que de raconter les peti­tes gens qui m’entou­raient, leurs joies, leurs peines, leur dif­fi­culté d’exis­ter, mais aussi leur vio­lence, leurs mic­macs … En fait, Dada a été un pré­texte. Mbark lui dit quel­que part dans le texte :
« Tu es une esclave et tu as la chance de le savoir… »
Le fait de dénon­cer ce qui ne va pas est une thé­ra­pie en soi. Oui cela me fait du bien. Oui cela donne un sens à ma vie, ou à celle du nar­ra­teur, c’est selon.

- Le thème de l’enfance mal­trai­tée est par­ti­cu­liè­re­ment pré­gnant dans votre roman. On y parle de la file d’enfants raz­ziés tra­ver­sant le désert à pied, de la jeune héroïne mal­trai­tée et de son petit frère violé, plus tard de l’infan­ti­cide, du jeune maître privé de l’amour mater­nel, du petit Ali né orphe­lin de mère, des peti­tes bonnes ané­mi­ques et plus géné­ra­le­ment d’enfants dans le mal­heur… Parallèlement deux images mater­nel­les se font face, entre indif­fé­rence, pas­sion et vio­lence. Pourquoi avez-vous res­senti le besoin d’arti­cu­ler cette double thé­ma­ti­que à celle de l’escla­vage ?
MBB : Le thème de l’enfance mal­trai­tée vient de mon côté sama­ri­tain, un peu don­qui­chot­tes­que. L’écrivain du sud, à mon sens, a le devoir d’être un redres­seur de torts (parce qu’ils sont nom­breux, chez nous). Pourtant, je n’aime pas la lit­té­ra­ture mili­tante. Elle m’ennuie pro­fon­dé­ment. Il me semble que j’ai trouvé le moyen de mili­ter sans le faire sentir au lec­teur.
Mon père est parti quand j’avais six ans. J’ai été élevé dans une maison où il n’y avait pra­ti­que­ment que des femmes. J’ai eu beau­coup de temps pour les obser­ver.
Pour répon­dre à votre ques­tion savante, je n’ai rien décidé du tout, j’ai écris un pre­mier texte et toute mon enfance était dedans.
De l’escla­vage.

- L’his­toire de Dada se déroule à l’époque contem­po­raine, après l’abo­li­tion de l’escla­vage dans un Maroc indé­pen­dant. Quel sens voulez-vous donner à ce récit en choi­sis­sant de le situer en une époque où tout porte à croire qu’il n’y a plus d’escla­ves au Maroc ?
MBB : Les peti­tes bonnes qui tra­vaillent dans nos mai­sons sont des escla­ves. Les jeunes « appren­tis » qui s’échinent quinze heures par jour dans les échoppes du souk (et qui se font par­fois violer par le maalem) sont aussi des escla­ves. Bien sou­vent, et je parle de choses que je vois tous les jours autour de moi, des pères vien­nent de la cam­pa­gne pro­po­ser leurs enfants famé­li­ques à des famil­les sans récla­mer de rétri­bu­tion ; pourvu que ceux-ci soient à peu près nour­ris. Vous dites qu’il n’y a plus d’escla­vage au Maroc, je pense le contraire.

- Dans votre œuvre, le per­son­nel noir est par­ti­cu­liè­re­ment abon­dant, allant de per­son­na­ges figu­rants et secondai­res, comme la « colo­nie de cas­trats » dans l’Ombre du Poète, au per­son­nage prin­ci­pal du Sommeil de l’Esclave. Pourquoi avez-vous inséré autant des Noirs à tous les niveaux dans vos romans, alors que dans les romans magh­ré­bins ils sont en géné­ral peu uti­li­sés, sinon igno­rés ?
MBB : La société maro­caine et par exten­sion arabe est pro­fon­dé­ment raciste. Le noir est infé­rieur au blanc (si tant est que l’on soit vrai­ment blanc). Nous avons du mépris pour le noir, pour l’homo­sexuel, pour le juif. Mon métier consiste à poin­ter le doigt sur nos tra­vers. Dans « le som­meil de l’esclave », par exem­ple, Mme Kolomer est juive, Mbark est homo­sexuel et Dada est noire. J’en ai fait des per­son­na­ges tou­chants. Et si vous les aimez comme je les aime, j’aurais atteint mon but.

- Que pensez-vous du silence sur l’his­toire de l’escla­vage dans les pays arabes ?
MBB : Les arabes sont en retard de plu­sieurs révo­lu­tions. La pre­mière, d’abord inté­rieure, consiste à nous per­met­tre de nous regar­der tels que nous sommes, tels que nous avons été. Les poli­ti­ques fran­çais n’ont pas eu tort, il y a quel­ques mois, de nous ren­voyer à notre propre Histoire en matière d’escla­vage. Nous avons été aussi escla­va­gis­tes (sinon pire) que les occi­den­taux dans leurs colo­nies. Tant que nous ferons l’autru­che, nous res­te­rons là où nous sommes actuel­le­ment. Et ce n’est pas glo­rieux !

- Quel est votre sen­ti­ment sur le racisme envers les Noirs, non ins­ti­tu­tion­nel mais lar­ge­ment répandu dans les popu­la­tions magh­ré­bi­nes et maro­cai­nes ?
MBB : Aujourd’hui encore j’entends des termes comme « Hartani », « nigro », « Azzi » « ganga » et j’en passe. Ecoutez cette his­toire : quand j’écrivais « Cannibales », beau­coup de gens m’on raconté des his­toi­res sur les immi­grés clan­des­tins que la mer vomit quo­ti­dien­ne­ment. L’un de ces can­di­dats mal­heu­reux qu’un ami a trouvé un beau matin lors de son jog­ging mati­nal sur une plage du nord, était étendu sur le sable. Il avait perdu une chaus­sure et les pois­sons en avaient pro­fité pour gri­gno­ter ses orteils. De l’inté­rieur de son œil gauche sor­tait un petit crabe. Mon ami (il a cessé de l’être depuis cette his­toire) m’a fait la réflexion sui­vante : « Tu vois, même les crabes ne vou­laient pas de ce négro ».
Sans com­men­taire.

- En évoquant le destin de Dada, appel­la­tion géné­ri­que rap­pe­lant toute une his­toire de sou­mis­sion et de mépris, sou­hai­tiez-vous dénon­cer un fait his­to­ri­que et social ?
MBB : Entre autres. Mais le pré­sent m’importe davan­tage.

- Quelle est la morale de cette his­toire écrite dans un style poé­ti­que, bai­gnée d’émotion et par­fois d’humour, mélan­geant drame déchi­rant, dénon­cia­tion sociale et fata­lisme ?
MBB : Je vais paraî­tre angé­li­que, mais je pense très sin­cè­re­ment qu’il est urgent de réveiller l’huma­nité qui som­nole en chacun de nous. Elle est pres­seuse, cette huma­nité.

La récep­tion du roman.
- Quelle a été la dif­fu­sion de votre roman en France et dans les pays magh­ré­bins ?
MBB : Je ne vends pas beau­coup d’ouvra­ges. J’ai un vrai succès avec les éditeurs (cer­tains de mes livres sont tra­duits en dix lan­gues) mais pas avec les lec­teurs. Mais ça vien­dra…

- Comment votre roman a-t-il été reçu par les com­mu­nau­tés blan­ches et noires au Maroc et ailleurs ?
MBB : Les gens sont très polis avec moi. On me dit que c’est bien ce que j’écris, mais on ne me lit pas (Les chif­fres sont têtus !)

- Vous a-t-on repro­ché d’avoir abordé un sujet encore tabou dans le monde magh­ré­bin ? Des cri­ti­ques ont-elles émané des sphè­res popu­lai­res, jour­na­lis­ti­ques, uni­ver­si­tai­res, poli­ti­ques, reli­gieu­ses, ou autres ?
MBB : Non, qui en aurait l’indé­cence ?

- Vous avez choisi d’écrire en langue fran­çaise ? Pensez-vous que, écrit en arabe, Le Sommeil de l’Esclave, aurait pu heur­ter le lec­to­rat du Maghreb ?
MBB : C’est la langue qui m’a choisi. En fait, j’ai eu des pro­fes­seurs qui m’ont fait aimer la langue Française. Je l’ai donc beau­coup pra­ti­quée. Très vite j’ai aimé Maupassant, Flaubert, Musset... Quand il s’est agi d’écrire, la ques­tion ne se posait même pas. Depuis quinze ans que j’écris, c’est la pre­mière fois que l’on me tra­duit en Arabe (un éditeur Irakien) On verra ce que cela va donner…

Ecriture et pein­ture :
- Votre art pic­tu­ral est inter­na­tio­na­le­ment reconnu. Nombre de vos œuvres repré­sen­tent des mas­ques d’ins­pi­ra­tion afri­caine ; vous uti­li­sez sou­vent les cou­leurs rouge et ocre rap­pe­lant la terre afri­caine, mais aussi Marrakech votre ville natale. Pour quelle raison avez-vous recours à une palette chro­ma­ti­que et à des objets cultu­rels afri­cains dans vos œuvres ?
MBB : J’ai tou­jours été fas­ciné par le masque afri­cain, parce qu’il raconte la vie du vil­lage, parce qu’il exor­cise les démons alen­tour. J’aime les cou­leurs chau­des, les ocres, les terres, c’est évidemment mon enfance. Mes mas­ques sont par­fois vio­lents, mais ils ont de belles cou­leurs. Comme dans mes romans, si les his­toi­res sont tra­gi­ques, la poésie fait passer la pilule.

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