Najia Mehadji

Najia Mehadji, née en 1950, est une artiste pein­tre d’ori­gine franco-maro­caine qui vit et tra­vaille entre Orient et Occident, entre France (Paris) et Maroc (Essaouira). Elle obtient, au milieu des années 1970, une maî­trise d’arts plas­ti­ques et d’his­toire de l’art à Paris I, ainsi qu’une licence de théâ­tre à Paris VIII. Cette der­nière lui donne l’oppor­tu­nité de tra­vailler avec Peter Brook et le Living Theatre, grou­pes d’avant-gardes ouverts aux cultu­res dites « extra euro­péen­nes ». Elle s’inté­resse sur­tout à la ges­tua­lité du Nô japo­nais et des rituels soufis des der­vi­ches tour­neurs qu’elle trans­pose au fusain ou à l’encre. Puis elle effec­tue des per­for­man­ces, avec des étudiants en musi­que contem­po­raine, des­si­nant sur de gran­des feuilles de papier préa­la­ble­ment « sono­ri­sées » par des micro­contacts. Elle fré­quente, à la même époque, le groupe « femmes arts » et par­ti­cipe à la revue Sorcières où elle publie ses pre­miers des­sins, sorte de dia­gram­mes en noir et blanc que l’on peut qua­li­fier d’« abs­trac­tion sen­si­ble ».

En 1985, elle part un an à Essaouira et y retour­nera régu­liè­re­ment chaque année pour y tra­vailler de nom­breux mois d’affi­lée. C’est durant ce pre­mier séjour qu’elle peint sa série autour du mythe d’Icare, « sym­bole de la prise de risque de toute liberté », sur de gran­des toiles brutes où se jux­ta­po­sent l’empreinte de gestes cor­po­rels et de formes géo­mé­tri­ques très archi­tec­tu­rées.

En 1993-1994, en réac­tion aux crimes de guerre commis contre les Bosniaques en ex-Yougoslavie, elle crée la série des Coupoles qui atteste de son inté­rêt pour les formes « trans­cultu­rel­les » dans l’archi­tec­ture (notam­ment l’octo­gone), tout en fai­sant réfé­rence à la repré­sen­ta­tion de la cos­mo­lo­gie dans les arts de l’Islam.

Depuis 1996, Najia Mehadji des­sine sur de gran­des toiles brutes avec des sticks à l’huile de cou­leur pure, des œuvres issues de thèmes tels que la nature, le végé­tal, le floral, qu’elle décline en autant de « struc­tu­res de flux abs­trai­tes » cap­tant aussi bien l’éphémère que la grande durée.

En 1998, elle est char­gée d’ensei­gner le dessin en tant que pro­fes­seure invi­tée à l’École natio­nale supé­rieure des beaux-arts de Paris.

Depuis 2005, pour­sui­vant son enga­ge­ment contre les vio­len­ces des guer­res contem­po­rai­nes, elle crée aussi des œuvres numé­ri­ques inté­grant des détails agran­dis de gra­vu­res de Goya (dont Les Désastres de la guerre) au sein de des­sins de fleurs fluo­res­cen­tes – « comme une ten­sion entre Éros et Thanatos ».


Collections publi­ques

Fonds natio­nal d’art contem­po­rain, Paris
Fondation Camille, Paris
FRAC de Basse-Normandie
Musée des Beaux-Arts de Caen
Collection BCM, Casablanca
Collection IBM France, tour Descartes, La Défense
Fondation Mercedes-Benz France, Rocquencourt
Collection de la Ville de Paris
Collection de la Ville de Caen
Fondation Colas, Boulogne-Billancourt
Institut du monde arabe, Paris
Collection de l’Assistance publi­que, Paris
Compagnie afri­caine d’assu­rance, Casablanca
Fondation ONA, Casablanca
Bibliothèque natio­nale, Paris
Fondation Shoman, Amman
Musée natio­nal des beaux-arts, Amman
Musée du châ­teau des ducs de Wurtemberg, Montbéliard
Centre Pompidou, musée d’Art moderne, cabi­net des des­sins, Paris
Artgestion, Casablanca
Société géné­rale, Casablanca
Attijariwafa Bank, fon­da­tion Actua, Casablanca
Palais royal, Maroc


Ecrits de l’artiste

Début
Mes pre­miè­res œuvres, dans les années 1970, sont des des­sins qui évoquent des dia­gram­mes sono­res, par exem­ple le timbre d’une voix. Et cela m’a amenée à plu­sieurs repri­ses à faire des per­for­man­ces en sono­ri­sant la feuille de papier sur laquelle je des­si­nais ; c’était comme une res­pi­ra­tion, un rythme intime, une voix inté­rieure, qui me gui­dait.

Mon tra­vail sur toile, au début, a été une longue quête de la cou­leur, ainsi qu’une réflexion sur la trace et la ligne qui conti­nue encore aujourd’hui. Je n’uti­li­sais pas les maté­riaux et les sup­ports tra­di­tion­nels de la pein­ture mais du papier d’impri­me­rie, des encres séri­gra­phi­ques, de la toile brute, de la colle et de l’enduit ; des moyens réduits, pau­vres, qui me ren­daient plus libre.

Architecture
Toute archi­tec­ture des­sine des pans dans l’espace et joue sur le fond et la forme, comme lors­que je trace un trait qui révèle dans un même temps des espa­ces de chaque côté de celui-ci ou une ligne cir­cu­laire qui engen­dre un volume ; d’où l’impor­tance de la « réserve », dans mes œuvres, qui joue un rôle majeur entre les lignes tra­cées à la craie, tant sur papier que sur toile.

La lumière a une fonc­tion essen­tielle dans l’archi­tec­ture car elle a la capa­cité de trans­for­mer les volu­mes et les reliefs (comme dans les bas-reliefs des tem­ples en Égypte ou sur les por­tails des cathé­dra­les). La cou­pole et le cha­pi­teau sont les prin­ci­paux éléments d’archi­tec­ture à partir des­quels j’ai tra­vaillé ; la pre­mière parce qu’elle repré­sente le céleste et donc aspire aussi au spi­ri­tuel, le second à cause de ses mul­ti­ples varia­tions végé­ta­les et leurs méta­mor­pho­ses. J’ai tou­jours été atti­rée par le dessin des lignes dans l’espace, le rap­port entre les volu­mes, la struc­ture des formes dans la nature ou l’archi­tec­ture, en par­ti­cu­lier celles qui sym­bo­li­sent les éléments de l’uni­vers tels que les pyra­mi­des, les cou­po­les, les cha­pi­teaux.

Dessin
La trace et la ligne expri­ment le temps (la durée), un peu comme les cernes de crois­sance d’un tronc d’arbre ; la main et la pensée se lais­sent entraî­ner dans un rythme néces­saire à son dérou­le­ment, et le dessin montre ainsi les étapes de sa ges­ta­tion dans un mou­ve­ment vers l’expan­sion, la dila­ta­tion, le volume. Il est essen­tiel dans mon tra­vail, tant sur papier que sur toile. Mes pein­tu­res sont en réa­lité de grands des­sins à la craie réa­li­sés dans une ges­tuelle phy­si­que et men­tale ; ce sont des cons­truc­tions flui­des qui créent un lien entre le cos­mi­que et l’humain, le spi­ri­tuel et le sen­si­ble.

Coupoles
Le thème de la cou­pole est apparu dans mon tra­vail en 1993, à un moment où j’étais par­ti­cu­liè­re­ment indi­gnée par les crimes commis en ex-Yougoslavie, la stra­té­gie d’« épuration eth­ni­que » envers les Bosniaques de reli­gion musul­mane et la des­truc­tion de leur patri­moine cultu­rel – Sarajevo est dans mon ima­gi­naire comme la ville de Grenade en Andalousie à l’époque médié­vale de son âge d’or, ouverte et mul­ti­cultu­relle ; j’ai donc eu envie de tra­vailler à partir de cer­tai­nes cou­po­les comme celle de l’Alhambra, puis sur l’uni­ver­sa­lité de cette forme dans l’archi­tec­ture mon­diale où l’on retrouve sou­vent l’octo­gone pour créer le pas­sage du carré au cercle, du ter­res­tre au céleste. La cou­pole est une sorte d’inter­mé­diaire entre l’humain et le cosmos, et sa forme semi-sphé­ri­que est à la fois volup­tueuse et spi­ri­tuelle.

Entre-deux
Depuis une ving­taine d’années, je vis entre Paris et Essaouira (Maroc) et ce va-et-vient d’un pays à l’autre, d’une culture à l’autre, crée une dis­tan­cia­tion qui me permet de rela­ti­vi­ser et d’aller plus vite à l’essen­tiel, en dehors de toute habi­tude.
Ce noma­disme com­mence avec les œuvres Icares, réa­li­sées au Maroc pen­dant un séjour de six mois en 1985, se réfé­rant au mythe grec au moment de l’envol d’Icare vers la lumière, avec le ciel pour ter­ri­toire. Il se pour­suit avec les Coupoles, méta­pho­res du pas­sage du ter­res­tre au céleste, les Ma–, qui sont comme des « pans archi­tec­tu­raux » sus­pen­dus et ouverts sur le vide, les Arborescences et les Grenades, dont les motifs tra­ver­sent de nom­breu­ses civi­li­sa­tions de la Chine à l’Andalousie, et, plus récem­ment, les Suites goyes­ques, œuvres numé­ri­ques réa­li­sées à Madrid à partir de gra­vu­res de Goya.

Toutes ces séries se situent entre le dessin et la pein­ture, l’abs­trac­tion et la figu­ra­tion, la cou­leur et la lumière, le dehors et le dedans, le mou­ve­ment et le sus­pens, le sen­si­ble et le sym­bo­li­que, le geste et l’idée, le géo­mé­tri­que et l’orga­ni­que, la forme et le flux, la contrainte et la liberté, l’intui­tion et la réflexion, la per­cep­tion et la mémoire – l’Orient et l’Occident.


www.visue­li­mage.com - Verso n°100 - L’artiste du mois : Najia Mehadji.

L’alliance du char­nel et du spi­ri­tuel
par Jean-Luc Chalumeau

Pour le numéro 100, et à l’occa­sion de la pré­sen­ta­tion de ses œuvres récen­tes par la gale­rie Claude Lemand à Paris Art Fair (30 mars-2 avril), Verso a choisi la grande artiste franco-maro­caine Najia Mehadji qui, entre Essaouira et Paris, déve­loppe depuis des décen­nies une œuvre ambi­tieuse et pro­fon­dé­ment ori­gi­nale, ana­ly­sée ci-après par Rémi Labrusse, qui s’appro­che autant qu’il est pos­si­ble de la « cons­tante pro­fonde tra­ver­sant tout le tra­vail de Najia », laquelle « exprime le frot­te­ment continu entre inter­ro­ga­tion cri­ti­que du deve­nir-image et épreuve sen­si­ble de l’inté­rio­rité. »
Rappelons que l’Institut du Monde Arabe a vu en elle une « artiste visuelle ». Diplômée en arts plas­ti­ques et en his­toire de l’art à la Sorbonne, elle a étudié le théâ­tre et a ensei­gné la musi­que (1972-1982). A partir de 1998, elle a ensei­gné aux Beaux-Arts de Paris. L’œuvre de Najia Mehadji se sin­gu­la­rise par une abs­trac­tion issue à la fois de la musi­que contem­po­raine et d’un tra­vail sur le corps qu’elle pra­ti­que dans un contexte expé­ri­men­tal inté­grant le dessin et le son.
Un livre magni­fi­que, La révé­la­tion du geste (Somogy), lui a été consa­cré en 2014, avec notam­ment les signa­tu­res de Pascal Amel et Christine Buci-Glucksmann. La cou­ver­ture de l’ouvrage, et le fas­ci­nant der­nier cha­pi­tre, étaient consa­crés aux Œuvres numé­ri­ques de 2009 à 2014, avec en par­ti­cu­lier la série Mystic Dance, à propos de laquelle l’artiste s’expri­mait en ces termes : « Aujourd’hui où une part de l’art contem­po­rain se veut réso­lu­ment désin­car­née, ma pro­po­si­tion d’agran­dir l’un de mes gestes, avec la tech­ni­que du numé­ri­que permet, à l’inverse de mettre en rela­tion les nou­vel­les tech­no­lo­gies avec la touche sen­si­ble du pein­tre. Les œuvres « Mystic Dance » sont des agran­dis­se­ments d’une pein­ture ges­tuelle, ouverte à l’inter­pré­ta­tion, qui sug­gère entre autres la danse soufie des « der­vi­ches tour­neurs », dont l’axe du corps pivote sur lui-même dans une quête unis­sant le char­nel et le spi­ri­tuel, la vie et la mort, la terre et le cosmos ».


Des nou­vel­les de l’infini
par Rémi Labrusse

Imaginons que des plon­geurs, remon­tant des pro­fon­deurs, sur­gis­sent à la sur­face et, dans l’écume qui brille, lais­sent se dis­per­ser les traces de l’autre monde, sous-marin, d’où ils vien­nent. Leurs corps, encore bai­gnés de l’indé­fi­nis­sa­ble cohé­sion du fond, mani­fes­tent, par la res­pi­ra­tion, par les gestes, par l’élan vers le haut, une puis­sance et une har­mo­nie nées de ce fond qui ne cesse de les sou­te­nir au moment même où ils en effa­cent le sou­ve­nir, d’un seul geste, dans l’air du dehors. Dans ces gestes, dans l’eau qui jaillit autour et forme, pour un ins­tant, des cons­tel­la­tions où joue la lumière, s’accom­plit et simul­ta­né­ment se dis­sout une expé­rience intime des pro­fon­deurs, aveu­gle, muette, radi­ca­le­ment infor­mu­la­ble sinon à tra­vers ce bond vers le dehors qu’elle rend pos­si­ble et qui pour­tant l’annule. La grande res­pi­ra­tion qui, d’un coup, se pro­duit à la sur­face vient du fond des fonds, son énergie en quel­que sorte ruis­se­lante prend appui sur l’inson­da­ble mais le consume aussi et trans­forme le rythme de l’inté­rio­rité marine en joie d’émerger dans le monde : pure dépense, ce sou­dain déchi­re­ment de la sur­face, où, le temps d’une res­pi­ra­tion, le corps immergé mais le visage tourné vers le ciel, les nageurs tis­sent l’une à l’autre inté­rio­rité et exté­rio­rité comme deux mesu­res majeu­res de l’être.
Imaginons les œuvres de Najia Mehadji à la manière de ces plon­geurs : venues de plus loin que le visi­ble et témoi­gnant d’un primat de l’inté­rio­rité, qui les pousse à la sur­face du monde mais qui, dans sa pro­fon­deur infi­nie, cons­ti­tue leur condi­tion ori­gi­naire. Quelle est cette inté­rio­rité – cette mer inson­da­ble ? C’est celle du geste, du corps agis­sant et éprouvant obs­cu­ré­ment, par l’effet même de son action, que quel­que chose d’incer­na­ble, sans mesure et sans étendue, le cons­ti­tue en tant que corps vivant. Que l’artiste ait eu la vive cons­cience de cette puis­sance pre­mière et invi­si­ble, on en a une preuve dans les per­for­man­ces par les­quel­les elle a com­mencé sa vie d’artiste, à la fin des années 1970, lorsqu’elle des­si­nait dans le noir, avec de larges bâtons de fusain, en lais­sant sa main, son bras, tout son corps réagir aveu­glé­ment aux sons qu’elle enten­dait. Et quels sons ? Parfois ceux de per­cus­sion­nis­tes, mais par­fois aussi (et sur­tout) ses pro­pres sons, ceux que pro­dui­sait le fusain cris­sant sur de larges rou­leaux de papier sono­ri­sés par un pro­cédé électro-acous­ti­que (ainsi le son pro­duit par le mou­ve­ment du fusain au contact du papier se trou­vait ampli­fié et pro­jeté dans tout l’espace obscur). Ce fai­sant, au sens le plus lit­té­ral du terme, le dessin s’auto-engen­drait – non pas en tant que forme idéale, déta­chée des appa­ren­ces exté­rieu­res, menant vers un monde des essen­ces mais, à l’inverse, parce qu’il rame­nait à la puis­sance auto­nome et ver­ti­gi­neuse de la sub­jec­ti­vité indi­vi­duelle, parce qu’il était l’émanation poten­tiel­le­ment infi­nie d’une auto-affec­tion : le geste engen­dre un son qui engen­dre un geste qui engen­dre un son, et ainsi de suite ; par la char­nière du son, l’action du corps des­si­nant ne pro­duit rien d’autre qu’elle-même, c’est-à-dire rien d’autre qu’une énergie expres­sive infi­nie, mou­ve­ment per­pé­tuel enfanté par le mou­ve­ment même, trou­vant sa source en lui-même. Rien de for­ma­liste là-dedans, aucun féti­chisme de la forme en tant que telle ni de ce qu’elle pour­rait repré­sen­ter : du reste, après la per­for­mance, les résul­tats des­si­nés – ou plutôt mar­qués d’emprein­tes – étaient mis au rebut, reli­quats bien­tôt aban­don­nés d’une action vivante, comme une peau de ser­pent après la mue. Si une telle démar­che est aux anti­po­des d’un culte de la forme essen­tielle, elle est en revan­che puis­sam­ment phé­no­mé­no­lo­gi­que : toute entière tendue par la volonté de coller au plus près à un pro­ces­sus de mani­fes­ta­tion de la vie sub­jec­tive, celle du corps sen­si­ble affecté d’abord et avant tout par lui-même – prin­cipe d’auto-affec­tion inté­rieure qui le rend roya­le­ment hété­ro­gène à cet autre royaume qui l’entoure, celui des objets et de l’exté­rio­rité.
Cette impor­tance fon­da­trice du geste, né de la plon­gée émerveillée du corps vivant dans sa propre inté­rio­rité, en amont de toute cons­cience inten­tion­nelle, sans rap­port avec le monde exté­rieur, l’artiste ne l’a jamais reniée. On serait même tenté de croire qu’elle cons­ti­tue la raison sou­ve­raine de son atta­che­ment à la pein­ture, pour la pra­ti­que de laquelle Najia s’impose des condi­tions de réa­li­sa­tion phy­si­que­ment éprouvantes. Par l’effort qu’elles sup­po­sent, elles don­nent le pre­mier rôle au corps : ainsi de ces bâtons de pig­ments gras qu’elle devait écraser sur la toile non pré­pa­rée, pour lais­ser des traces, dans ses gran­des pein­tu­res de la fin des années 1990 et du début des années 2000 – les Chaosmos, Gradients, Arborescences, etc. – sans briser pour autant l’élan fluide et l’har­mo­nie des cour­bes tres­sées les unes aux autres ; ainsi également des larges pin­ceaux, peu com­mo­des de manie­ment, aux­quels elle recourt actuel­le­ment pour tracer, par gran­des res­pi­ra­tions pic­tu­ra­les, ses Drapés ou ses Fleurs. Et tou­jours réap­pa­raît sa pas­sion pour un autre plan que le visi­ble, pour une dimen­sion d’un autre ordre que la forme, pour cette étreinte phy­si­que qui fait que le geste est pri­mor­dial, en avant de toute pensée et de toute vision du monde : c’est dans cette étreinte que s’opère un accès à l’infini, au sens le plus lit­té­ral, le plus affec­tif, le plus concret du terme. De là sans doute la sym­pa­thie pro­fonde de l’artiste, son sen­ti­ment de com­mu­nion avec les pas cir­cu­lai­res, pres­que sur place, des der­vi­ches tour­neurs otto­mans, qu’elle a trans­po­sés dans sa série de Danses des der­vi­ches de 2002. De la même façon, et pour les mêmes rai­sons, la musi­que appa­raît comme une cons­tante dans sa pra­ti­que quo­ti­dienne, agis­sant en elle comme un prin­cipe ori­gi­naire qui défait l’auto­no­mie du visi­ble : enfer­mée dans des ate­liers très blancs et pro­pi­ces à la concen­tra­tion, elle se laisse enva­hir, à Paris, par la musi­que de Bach ou d’autres musi­ciens de l’absolu, et, à Essaouira, par celle des trou­peaux qui pas­sent et du vent dans les oli­viers.
Il reste un mys­tère : que ce corps vivant qui s’éprouve lui-même dans sa radi­cale inté­rio­rité, dans son auto­no­mie infi­nie, éprouve aussi le besoin de briser le cercle inté­rieur et, comme le plon­geur, de surgir à la sur­face en fabri­quant des formes visi­bles, en les objec­ti­vant dans la lumière, alors même que toute forme, tout objet lui sont étrangers, à l’ori­gine, dans la nuit obs­cure de son rap­port abys­sal à soi. Pourquoi, à un moment donné, le deve­nir, au lieu de demeu­rer hors du monde dans les pro­fon­deurs de la sub­jec­ti­vité, vient-il à la sur­face, s’objec­ti­vant en confi­gu­ra­tions visuel­les, s’ins­cri­vant lumi­neu­se­ment et obs­ti­né­ment dans le tissu des appa­ren­ces ? Il y a plus : pour­quoi le geste s’incarne-t-il – mais il fau­drait plutôt dire, en ce sens, qu’il se désin­carne – dans des formes qui se pré­sen­tent volon­tiers comme géo­mé­tri­que­ment nor­mées et en quel­que sorte désub­jec­ti­vi­sées : carrés, cer­cles, octo­go­nes, étoiles géo­mé­tri­ques, rhom­bes ou même péta­les de fleurs – autant de grands uni­ver­saux de toutes les cultu­res visuel­les, où s’exprime l’idée d’une struc­ture géo­mé­tri­que de l’être ? Pourquoi, autre­ment dit, la puis­sance ver­ti­gi­neuse de l’informe, de l’aveu­gle, de l’iné­tendu, de l’indi­men­sionné, du radi­ca­le­ment sin­gu­lier, dans la spon­ta­néité du geste incarné, se frotte-t-elle avec tant de pas­sion à son contraire, la per­fec­tion nom­brée du visi­ble, l’har­mo­nie des orne­ments fon­da­men­taux, l’élégance pré­cise des inter­val­les mesu­ra­bles ?
On sent bien que l’œuvre de Najia Mehadji, plutôt que d’avoir la pré­ten­tion de donner une réponse dog­ma­ti­que à cette ques­tion, est mue par le désir de sim­ple­ment la creu­ser et la creu­ser encore, ou plus exac­te­ment d’en faire réson­ner le mys­tère. Rien, sans doute, n’exprime mieux cette reconnais­sance du mys­tère du pro­ces­sus d’exté­rio­ri­sa­tion, de la mise au jour de l’image, que ses œuvres les plus récen­tes, goua­ches faites d’un seul mou­ve­ment de la main avec un large pin­ceau enduit de blanc ou de noir – les Volutes, Touches, Arabesques ou encore les Danses mys­ti­ques : le spec­ta­teur est tenté de retrou­ver le tracé du mou­ve­ment en iden­ti­fiant son point de départ et son point d’arri­vée mais l’artiste sait, elle, que le com­men­ce­ment – le point où le pin­ceau s’est posé sur la sur­face du papier – est le plus sou­vent invi­si­ble et que seule la fin de son geste s’affirme spec­ta­cu­lai­re­ment comme une explo­sion for­melle. Comme si l’image vou­lait signi­fier que sa propre ori­gine lui échappe – c’est-à-dire aussi qu’elle s’enra­cine dans la non-image, dans l’invi­si­ble. Un autre symp­tôme récent de cette démar­che intros­pec­tive est à trou­ver dans les tra­vaux numé­ri­ques où l’artiste explore la confron­ta­tion entre une empreinte pic­tu­rale ori­gi­nale et des pro­cé­dés méca­ni­ques de repro­duc­tion – les Suites goyes­ques de 2007, les Danses mys­ti­ques de 2011 –, comme si, cette fois, il s’agis­sait de mettre en œuvre le frot­te­ment de l’incar­na­tion et de la désin­car­na­tion, du corps et de la machine, du geste vivant et de l’image morte.
Cela dit, au-delà de telle ou telle œuvre, une cons­tante pro­fonde, tra­ver­sant tout le tra­vail de Najia, exprime le frot­te­ment continu entre inter­ro­ga­tion cri­ti­que du deve­nir-image et épreuve sen­si­ble de l’inté­rio­rité : cette cons­tante, c’est son atta­che­ment au déco­ra­tif. Qui a peur de la déco­ra­tion ? Tous ceux qui pen­sent que l’image visi­ble est douée en elle-même d’une légi­ti­mité onto­lo­gi­que, qu’elle repré­sente, en tant qu’objet, la vérité de l’être. Or, c’est ce que dément l’orne­ment, sub­stance para­doxale du décor. Quand bien même toute déco­ra­tion se fait forme et, par ces formes, sug­gère une vision du monde, toute déco­ra­tion, aussi bien, rela­ti­vise cette vision, la décante, la dis­sout fina­le­ment dans un mou­ve­ment per­pé­tuel des cour­bes, des contre-cour­bes et des intri­ca­tions d’ara­bes­ques sur les­quel­les l’œil danse plutôt qu’il ne s’arrête. Ce qui s’allège alors jusqu’à l’évanescence, c’est l’objec­ti­vité comme telle, la pré­ten­tion des appa­ren­ces à se faire les mes­sa­gè­res légi­ti­mes de la réa­lité. Et ce qui s’accroît, en revan­che, c’est un libre vou­loir infini, enchanté de lui-même, conta­mi­nant le règne du visi­ble par une tona­lité inté­rieure : celle du faire humain comme tel, de la praxis pure qui, dans l’exer­cice créa­teur du geste, décou­vre sa gloire infi­nie et auto­nome. La déco­ra­tion ne dit rien d’autre que cela : l’irri­ga­tion et la dés­ta­bi­li­sa­tion du monde des objets par la puis­sance expres­sive du geste orne­men­tal – de sorte que, sous l’ordre qu’elle semble par­fois impo­ser, sourd un désor­dre éclatant et per­pé­tuel­le­ment en expan­sion. Dans la remon­tée que la déco­ra­tion opère, de l’inté­rio­rité à l’exté­rio­rité, s’effec­tue la conta­mi­na­tion de la seconde par la pre­mière ; légè­re­ment, obs­ti­né­ment, joyeu­se­ment, l’indi­ci­ble surgit dans le dici­ble, il s’y perd, y dis­pa­raît mais ne cesse pour­tant d’y renaî­tre. C’est ce qui fait le pou­voir de séduc­tion de tout projet déco­ra­tif autant que son inquié­tante étrangeté : au plus pro­fond, en dépit de toutes les ten­ta­ti­ves de l’arrai­son­ner à l’ordre des dis­cours – reli­gieux, poli­ti­ques, mon­dains –, la déco­ra­tion est mes­sa­gère d’un invi­si­ble indomp­ta­ble, elle souf­fle où elle veut, quand elle veut, et sans cesse se renou­velle pour lais­ser ses traces aber­ran­tes et mer­veilleu­ses inner­ver et saper, mys­té­rieu­se­ment, la suf­fi­sance du monde pra­ti­que.
La joie incontrô­la­ble qui en résulte, c’est ce que mani­fes­tent les gran­des toiles de Najia Mehadji : nées par­fois d’une vio­lente réac­tion au monde – la révolte face aux mas­sa­cres de civils en Bosnie ou en Palestine, la dou­leur d’un deuil per­son­nel –, elles dis­sol­vent cette réac­tion pre­mière dans l’acide d’une néces­sité inté­rieure, impré­vi­si­ble. Soudain, elle se pro­jette obses­sion­nel­le­ment dans une forme donnée (ou plutôt dans une cer­taine moda­lité du geste) – les cou­po­les, les fleurs, les palmes, les drapés, etc. – puis, non moins sou­dai­ne­ment, elle s’en extirpe et va ailleurs, mar­quant la fin d’une série et le com­men­ce­ment d’une autre. Aucun calcul ne peut diri­ger le che­mi­ne­ment de cette vie déco­ra­tive qui ser­pente dans les cou­leurs et dans les formes ; comme toute haute déco­ra­tion, ce qui la régit n’appar­tient pas au monde objec­tif mais au monde de l’inté­rio­rité sub­jec­tive ; inlas­sa­ble­ment, sans raison, elle fait remon­ter et dis­perse à la sur­face des choses la pro­fon­deur infi­nie qui nous habite en tant que corps vivants.

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