Najia Mehadji
Najia Mehadji, née en 1950, est une artiste peintre d’origine franco-marocaine qui vit et travaille entre Orient et Occident, entre France (Paris) et Maroc (Essaouira). Elle obtient, au milieu des années 1970, une maîtrise d’arts plastiques et d’histoire de l’art à Paris I, ainsi qu’une licence de théâtre à Paris VIII. Cette dernière lui donne l’opportunité de travailler avec Peter Brook et le Living Theatre, groupes d’avant-gardes ouverts aux cultures dites « extra européennes ». Elle s’intéresse surtout à la gestualité du Nô japonais et des rituels soufis des derviches tourneurs qu’elle transpose au fusain ou à l’encre. Puis elle effectue des performances, avec des étudiants en musique contemporaine, dessinant sur de grandes feuilles de papier préalablement « sonorisées » par des microcontacts. Elle fréquente, à la même époque, le groupe « femmes arts » et participe à la revue Sorcières où elle publie ses premiers dessins, sorte de diagrammes en noir et blanc que l’on peut qualifier d’« abstraction sensible ».
En 1985, elle part un an à Essaouira et y retournera régulièrement chaque année pour y travailler de nombreux mois d’affilée. C’est durant ce premier séjour qu’elle peint sa série autour du mythe d’Icare, « symbole de la prise de risque de toute liberté », sur de grandes toiles brutes où se juxtaposent l’empreinte de gestes corporels et de formes géométriques très architecturées.
En 1993-1994, en réaction aux crimes de guerre commis contre les Bosniaques en ex-Yougoslavie, elle crée la série des Coupoles qui atteste de son intérêt pour les formes « transculturelles » dans l’architecture (notamment l’octogone), tout en faisant référence à la représentation de la cosmologie dans les arts de l’Islam.
Depuis 1996, Najia Mehadji dessine sur de grandes toiles brutes avec des sticks à l’huile de couleur pure, des œuvres issues de thèmes tels que la nature, le végétal, le floral, qu’elle décline en autant de « structures de flux abstraites » captant aussi bien l’éphémère que la grande durée.
En 1998, elle est chargée d’enseigner le dessin en tant que professeure invitée à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris.
Depuis 2005, poursuivant son engagement contre les violences des guerres contemporaines, elle crée aussi des œuvres numériques intégrant des détails agrandis de gravures de Goya (dont Les Désastres de la guerre) au sein de dessins de fleurs fluorescentes – « comme une tension entre Éros et Thanatos ».
Collections publiques
Fonds national d’art contemporain, Paris
Fondation Camille, Paris
FRAC de Basse-Normandie
Musée des Beaux-Arts de Caen
Collection BCM, Casablanca
Collection IBM France, tour Descartes, La Défense
Fondation Mercedes-Benz France, Rocquencourt
Collection de la Ville de Paris
Collection de la Ville de Caen
Fondation Colas, Boulogne-Billancourt
Institut du monde arabe, Paris
Collection de l’Assistance publique, Paris
Compagnie africaine d’assurance, Casablanca
Fondation ONA, Casablanca
Bibliothèque nationale, Paris
Fondation Shoman, Amman
Musée national des beaux-arts, Amman
Musée du château des ducs de Wurtemberg, Montbéliard
Centre Pompidou, musée d’Art moderne, cabinet des dessins, Paris
Artgestion, Casablanca
Société générale, Casablanca
Attijariwafa Bank, fondation Actua, Casablanca
Palais royal, Maroc
Ecrits de l’artiste
Début
Mes premières œuvres, dans les années 1970, sont des dessins qui évoquent des diagrammes sonores, par exemple le timbre d’une voix. Et cela m’a amenée à plusieurs reprises à faire des performances en sonorisant la feuille de papier sur laquelle je dessinais ; c’était comme une respiration, un rythme intime, une voix intérieure, qui me guidait.
Mon travail sur toile, au début, a été une longue quête de la couleur, ainsi qu’une réflexion sur la trace et la ligne qui continue encore aujourd’hui. Je n’utilisais pas les matériaux et les supports traditionnels de la peinture mais du papier d’imprimerie, des encres sérigraphiques, de la toile brute, de la colle et de l’enduit ; des moyens réduits, pauvres, qui me rendaient plus libre.
Architecture
Toute architecture dessine des pans dans l’espace et joue sur le fond et la forme, comme lorsque je trace un trait qui révèle dans un même temps des espaces de chaque côté de celui-ci ou une ligne circulaire qui engendre un volume ; d’où l’importance de la « réserve », dans mes œuvres, qui joue un rôle majeur entre les lignes tracées à la craie, tant sur papier que sur toile.
La lumière a une fonction essentielle dans l’architecture car elle a la capacité de transformer les volumes et les reliefs (comme dans les bas-reliefs des temples en Égypte ou sur les portails des cathédrales). La coupole et le chapiteau sont les principaux éléments d’architecture à partir desquels j’ai travaillé ; la première parce qu’elle représente le céleste et donc aspire aussi au spirituel, le second à cause de ses multiples variations végétales et leurs métamorphoses. J’ai toujours été attirée par le dessin des lignes dans l’espace, le rapport entre les volumes, la structure des formes dans la nature ou l’architecture, en particulier celles qui symbolisent les éléments de l’univers tels que les pyramides, les coupoles, les chapiteaux.
Dessin
La trace et la ligne expriment le temps (la durée), un peu comme les cernes de croissance d’un tronc d’arbre ; la main et la pensée se laissent entraîner dans un rythme nécessaire à son déroulement, et le dessin montre ainsi les étapes de sa gestation dans un mouvement vers l’expansion, la dilatation, le volume. Il est essentiel dans mon travail, tant sur papier que sur toile. Mes peintures sont en réalité de grands dessins à la craie réalisés dans une gestuelle physique et mentale ; ce sont des constructions fluides qui créent un lien entre le cosmique et l’humain, le spirituel et le sensible.
Coupoles
Le thème de la coupole est apparu dans mon travail en 1993, à un moment où j’étais particulièrement indignée par les crimes commis en ex-Yougoslavie, la stratégie d’« épuration ethnique » envers les Bosniaques de religion musulmane et la destruction de leur patrimoine culturel – Sarajevo est dans mon imaginaire comme la ville de Grenade en Andalousie à l’époque médiévale de son âge d’or, ouverte et multiculturelle ; j’ai donc eu envie de travailler à partir de certaines coupoles comme celle de l’Alhambra, puis sur l’universalité de cette forme dans l’architecture mondiale où l’on retrouve souvent l’octogone pour créer le passage du carré au cercle, du terrestre au céleste. La coupole est une sorte d’intermédiaire entre l’humain et le cosmos, et sa forme semi-sphérique est à la fois voluptueuse et spirituelle.
Entre-deux
Depuis une vingtaine d’années, je vis entre Paris et Essaouira (Maroc) et ce va-et-vient d’un pays à l’autre, d’une culture à l’autre, crée une distanciation qui me permet de relativiser et d’aller plus vite à l’essentiel, en dehors de toute habitude.
Ce nomadisme commence avec les œuvres Icares, réalisées au Maroc pendant un séjour de six mois en 1985, se référant au mythe grec au moment de l’envol d’Icare vers la lumière, avec le ciel pour territoire. Il se poursuit avec les Coupoles, métaphores du passage du terrestre au céleste, les Ma–, qui sont comme des « pans architecturaux » suspendus et ouverts sur le vide, les Arborescences et les Grenades, dont les motifs traversent de nombreuses civilisations de la Chine à l’Andalousie, et, plus récemment, les Suites goyesques, œuvres numériques réalisées à Madrid à partir de gravures de Goya.
Toutes ces séries se situent entre le dessin et la peinture, l’abstraction et la figuration, la couleur et la lumière, le dehors et le dedans, le mouvement et le suspens, le sensible et le symbolique, le geste et l’idée, le géométrique et l’organique, la forme et le flux, la contrainte et la liberté, l’intuition et la réflexion, la perception et la mémoire – l’Orient et l’Occident.
www.visuelimage.com - Verso n°100 - L’artiste du mois : Najia Mehadji.
L’alliance du charnel et du spirituel
par Jean-Luc Chalumeau
Pour le numéro 100, et à l’occasion de la présentation de ses œuvres récentes par la galerie Claude Lemand à Paris Art Fair (30 mars-2 avril), Verso a choisi la grande artiste franco-marocaine Najia Mehadji qui, entre Essaouira et Paris, développe depuis des décennies une œuvre ambitieuse et profondément originale, analysée ci-après par Rémi Labrusse, qui s’approche autant qu’il est possible de la « constante profonde traversant tout le travail de Najia », laquelle « exprime le frottement continu entre interrogation critique du devenir-image et épreuve sensible de l’intériorité. »
Rappelons que l’Institut du Monde Arabe a vu en elle une « artiste visuelle ». Diplômée en arts plastiques et en histoire de l’art à la Sorbonne, elle a étudié le théâtre et a enseigné la musique (1972-1982). A partir de 1998, elle a enseigné aux Beaux-Arts de Paris. L’œuvre de Najia Mehadji se singularise par une abstraction issue à la fois de la musique contemporaine et d’un travail sur le corps qu’elle pratique dans un contexte expérimental intégrant le dessin et le son.
Un livre magnifique, La révélation du geste (Somogy), lui a été consacré en 2014, avec notamment les signatures de Pascal Amel et Christine Buci-Glucksmann. La couverture de l’ouvrage, et le fascinant dernier chapitre, étaient consacrés aux Œuvres numériques de 2009 à 2014, avec en particulier la série Mystic Dance, à propos de laquelle l’artiste s’exprimait en ces termes : « Aujourd’hui où une part de l’art contemporain se veut résolument désincarnée, ma proposition d’agrandir l’un de mes gestes, avec la technique du numérique permet, à l’inverse de mettre en relation les nouvelles technologies avec la touche sensible du peintre. Les œuvres « Mystic Dance » sont des agrandissements d’une peinture gestuelle, ouverte à l’interprétation, qui suggère entre autres la danse soufie des « derviches tourneurs », dont l’axe du corps pivote sur lui-même dans une quête unissant le charnel et le spirituel, la vie et la mort, la terre et le cosmos ».
Des nouvelles de l’infini
par Rémi Labrusse
Imaginons que des plongeurs, remontant des profondeurs, surgissent à la surface et, dans l’écume qui brille, laissent se disperser les traces de l’autre monde, sous-marin, d’où ils viennent. Leurs corps, encore baignés de l’indéfinissable cohésion du fond, manifestent, par la respiration, par les gestes, par l’élan vers le haut, une puissance et une harmonie nées de ce fond qui ne cesse de les soutenir au moment même où ils en effacent le souvenir, d’un seul geste, dans l’air du dehors. Dans ces gestes, dans l’eau qui jaillit autour et forme, pour un instant, des constellations où joue la lumière, s’accomplit et simultanément se dissout une expérience intime des profondeurs, aveugle, muette, radicalement informulable sinon à travers ce bond vers le dehors qu’elle rend possible et qui pourtant l’annule. La grande respiration qui, d’un coup, se produit à la surface vient du fond des fonds, son énergie en quelque sorte ruisselante prend appui sur l’insondable mais le consume aussi et transforme le rythme de l’intériorité marine en joie d’émerger dans le monde : pure dépense, ce soudain déchirement de la surface, où, le temps d’une respiration, le corps immergé mais le visage tourné vers le ciel, les nageurs tissent l’une à l’autre intériorité et extériorité comme deux mesures majeures de l’être.
Imaginons les œuvres de Najia Mehadji à la manière de ces plongeurs : venues de plus loin que le visible et témoignant d’un primat de l’intériorité, qui les pousse à la surface du monde mais qui, dans sa profondeur infinie, constitue leur condition originaire. Quelle est cette intériorité – cette mer insondable ? C’est celle du geste, du corps agissant et éprouvant obscurément, par l’effet même de son action, que quelque chose d’incernable, sans mesure et sans étendue, le constitue en tant que corps vivant. Que l’artiste ait eu la vive conscience de cette puissance première et invisible, on en a une preuve dans les performances par lesquelles elle a commencé sa vie d’artiste, à la fin des années 1970, lorsqu’elle dessinait dans le noir, avec de larges bâtons de fusain, en laissant sa main, son bras, tout son corps réagir aveuglément aux sons qu’elle entendait. Et quels sons ? Parfois ceux de percussionnistes, mais parfois aussi (et surtout) ses propres sons, ceux que produisait le fusain crissant sur de larges rouleaux de papier sonorisés par un procédé électro-acoustique (ainsi le son produit par le mouvement du fusain au contact du papier se trouvait amplifié et projeté dans tout l’espace obscur). Ce faisant, au sens le plus littéral du terme, le dessin s’auto-engendrait – non pas en tant que forme idéale, détachée des apparences extérieures, menant vers un monde des essences mais, à l’inverse, parce qu’il ramenait à la puissance autonome et vertigineuse de la subjectivité individuelle, parce qu’il était l’émanation potentiellement infinie d’une auto-affection : le geste engendre un son qui engendre un geste qui engendre un son, et ainsi de suite ; par la charnière du son, l’action du corps dessinant ne produit rien d’autre qu’elle-même, c’est-à-dire rien d’autre qu’une énergie expressive infinie, mouvement perpétuel enfanté par le mouvement même, trouvant sa source en lui-même. Rien de formaliste là-dedans, aucun fétichisme de la forme en tant que telle ni de ce qu’elle pourrait représenter : du reste, après la performance, les résultats dessinés – ou plutôt marqués d’empreintes – étaient mis au rebut, reliquats bientôt abandonnés d’une action vivante, comme une peau de serpent après la mue. Si une telle démarche est aux antipodes d’un culte de la forme essentielle, elle est en revanche puissamment phénoménologique : toute entière tendue par la volonté de coller au plus près à un processus de manifestation de la vie subjective, celle du corps sensible affecté d’abord et avant tout par lui-même – principe d’auto-affection intérieure qui le rend royalement hétérogène à cet autre royaume qui l’entoure, celui des objets et de l’extériorité.
Cette importance fondatrice du geste, né de la plongée émerveillée du corps vivant dans sa propre intériorité, en amont de toute conscience intentionnelle, sans rapport avec le monde extérieur, l’artiste ne l’a jamais reniée. On serait même tenté de croire qu’elle constitue la raison souveraine de son attachement à la peinture, pour la pratique de laquelle Najia s’impose des conditions de réalisation physiquement éprouvantes. Par l’effort qu’elles supposent, elles donnent le premier rôle au corps : ainsi de ces bâtons de pigments gras qu’elle devait écraser sur la toile non préparée, pour laisser des traces, dans ses grandes peintures de la fin des années 1990 et du début des années 2000 – les Chaosmos, Gradients, Arborescences, etc. – sans briser pour autant l’élan fluide et l’harmonie des courbes tressées les unes aux autres ; ainsi également des larges pinceaux, peu commodes de maniement, auxquels elle recourt actuellement pour tracer, par grandes respirations picturales, ses Drapés ou ses Fleurs. Et toujours réapparaît sa passion pour un autre plan que le visible, pour une dimension d’un autre ordre que la forme, pour cette étreinte physique qui fait que le geste est primordial, en avant de toute pensée et de toute vision du monde : c’est dans cette étreinte que s’opère un accès à l’infini, au sens le plus littéral, le plus affectif, le plus concret du terme. De là sans doute la sympathie profonde de l’artiste, son sentiment de communion avec les pas circulaires, presque sur place, des derviches tourneurs ottomans, qu’elle a transposés dans sa série de Danses des derviches de 2002. De la même façon, et pour les mêmes raisons, la musique apparaît comme une constante dans sa pratique quotidienne, agissant en elle comme un principe originaire qui défait l’autonomie du visible : enfermée dans des ateliers très blancs et propices à la concentration, elle se laisse envahir, à Paris, par la musique de Bach ou d’autres musiciens de l’absolu, et, à Essaouira, par celle des troupeaux qui passent et du vent dans les oliviers.
Il reste un mystère : que ce corps vivant qui s’éprouve lui-même dans sa radicale intériorité, dans son autonomie infinie, éprouve aussi le besoin de briser le cercle intérieur et, comme le plongeur, de surgir à la surface en fabriquant des formes visibles, en les objectivant dans la lumière, alors même que toute forme, tout objet lui sont étrangers, à l’origine, dans la nuit obscure de son rapport abyssal à soi. Pourquoi, à un moment donné, le devenir, au lieu de demeurer hors du monde dans les profondeurs de la subjectivité, vient-il à la surface, s’objectivant en configurations visuelles, s’inscrivant lumineusement et obstinément dans le tissu des apparences ? Il y a plus : pourquoi le geste s’incarne-t-il – mais il faudrait plutôt dire, en ce sens, qu’il se désincarne – dans des formes qui se présentent volontiers comme géométriquement normées et en quelque sorte désubjectivisées : carrés, cercles, octogones, étoiles géométriques, rhombes ou même pétales de fleurs – autant de grands universaux de toutes les cultures visuelles, où s’exprime l’idée d’une structure géométrique de l’être ? Pourquoi, autrement dit, la puissance vertigineuse de l’informe, de l’aveugle, de l’inétendu, de l’indimensionné, du radicalement singulier, dans la spontanéité du geste incarné, se frotte-t-elle avec tant de passion à son contraire, la perfection nombrée du visible, l’harmonie des ornements fondamentaux, l’élégance précise des intervalles mesurables ?
On sent bien que l’œuvre de Najia Mehadji, plutôt que d’avoir la prétention de donner une réponse dogmatique à cette question, est mue par le désir de simplement la creuser et la creuser encore, ou plus exactement d’en faire résonner le mystère. Rien, sans doute, n’exprime mieux cette reconnaissance du mystère du processus d’extériorisation, de la mise au jour de l’image, que ses œuvres les plus récentes, gouaches faites d’un seul mouvement de la main avec un large pinceau enduit de blanc ou de noir – les Volutes, Touches, Arabesques ou encore les Danses mystiques : le spectateur est tenté de retrouver le tracé du mouvement en identifiant son point de départ et son point d’arrivée mais l’artiste sait, elle, que le commencement – le point où le pinceau s’est posé sur la surface du papier – est le plus souvent invisible et que seule la fin de son geste s’affirme spectaculairement comme une explosion formelle. Comme si l’image voulait signifier que sa propre origine lui échappe – c’est-à-dire aussi qu’elle s’enracine dans la non-image, dans l’invisible. Un autre symptôme récent de cette démarche introspective est à trouver dans les travaux numériques où l’artiste explore la confrontation entre une empreinte picturale originale et des procédés mécaniques de reproduction – les Suites goyesques de 2007, les Danses mystiques de 2011 –, comme si, cette fois, il s’agissait de mettre en œuvre le frottement de l’incarnation et de la désincarnation, du corps et de la machine, du geste vivant et de l’image morte.
Cela dit, au-delà de telle ou telle œuvre, une constante profonde, traversant tout le travail de Najia, exprime le frottement continu entre interrogation critique du devenir-image et épreuve sensible de l’intériorité : cette constante, c’est son attachement au décoratif. Qui a peur de la décoration ? Tous ceux qui pensent que l’image visible est douée en elle-même d’une légitimité ontologique, qu’elle représente, en tant qu’objet, la vérité de l’être. Or, c’est ce que dément l’ornement, substance paradoxale du décor. Quand bien même toute décoration se fait forme et, par ces formes, suggère une vision du monde, toute décoration, aussi bien, relativise cette vision, la décante, la dissout finalement dans un mouvement perpétuel des courbes, des contre-courbes et des intrications d’arabesques sur lesquelles l’œil danse plutôt qu’il ne s’arrête. Ce qui s’allège alors jusqu’à l’évanescence, c’est l’objectivité comme telle, la prétention des apparences à se faire les messagères légitimes de la réalité. Et ce qui s’accroît, en revanche, c’est un libre vouloir infini, enchanté de lui-même, contaminant le règne du visible par une tonalité intérieure : celle du faire humain comme tel, de la praxis pure qui, dans l’exercice créateur du geste, découvre sa gloire infinie et autonome. La décoration ne dit rien d’autre que cela : l’irrigation et la déstabilisation du monde des objets par la puissance expressive du geste ornemental – de sorte que, sous l’ordre qu’elle semble parfois imposer, sourd un désordre éclatant et perpétuellement en expansion. Dans la remontée que la décoration opère, de l’intériorité à l’extériorité, s’effectue la contamination de la seconde par la première ; légèrement, obstinément, joyeusement, l’indicible surgit dans le dicible, il s’y perd, y disparaît mais ne cesse pourtant d’y renaître. C’est ce qui fait le pouvoir de séduction de tout projet décoratif autant que son inquiétante étrangeté : au plus profond, en dépit de toutes les tentatives de l’arraisonner à l’ordre des discours – religieux, politiques, mondains –, la décoration est messagère d’un invisible indomptable, elle souffle où elle veut, quand elle veut, et sans cesse se renouvelle pour laisser ses traces aberrantes et merveilleuses innerver et saper, mystérieusement, la suffisance du monde pratique.
La joie incontrôlable qui en résulte, c’est ce que manifestent les grandes toiles de Najia Mehadji : nées parfois d’une violente réaction au monde – la révolte face aux massacres de civils en Bosnie ou en Palestine, la douleur d’un deuil personnel –, elles dissolvent cette réaction première dans l’acide d’une nécessité intérieure, imprévisible. Soudain, elle se projette obsessionnellement dans une forme donnée (ou plutôt dans une certaine modalité du geste) – les coupoles, les fleurs, les palmes, les drapés, etc. – puis, non moins soudainement, elle s’en extirpe et va ailleurs, marquant la fin d’une série et le commencement d’une autre. Aucun calcul ne peut diriger le cheminement de cette vie décorative qui serpente dans les couleurs et dans les formes ; comme toute haute décoration, ce qui la régit n’appartient pas au monde objectif mais au monde de l’intériorité subjective ; inlassablement, sans raison, elle fait remonter et disperse à la surface des choses la profondeur infinie qui nous habite en tant que corps vivants.