Shafic Abboud

Claude Lemand. J’ai une grande admi­ra­tion pour l’œuvre de Shafic Abboud et une fidèle affec­tion pour sa per­sonne. Je suis heu­reux et fier d’avoir pu tenir la double pro­messe que je lui avais faite peu de temps avant sa mort le 8 avril 2004 : publier sa pre­mière mono­gra­phie en 2006 et, en 2011, orga­ni­ser en France la plus impor­tante rétros­pec­tive de son oeuvre à l’Institut du monde arabe. Et me voici à nou­veau heu­reux et fier de pou­voir célé­brer sa mémoire et son art, à l’occa­sion du cen­te­naire de sa nais­sance. Avec le sou­tien de ses amis et col­lec­tion­neurs les plus fidè­les, j’espère être à la hau­teur de la mis­sion que m’a confiée Christine Abboud, sa fille unique, qui m’a accordé l’exclu­si­vité de la dif­fu­sion inter­na­tio­nale de la col­lec­tion per­son­nelle de son père, afin de contri­buer à la mise en lumière de sa per­son­na­lité et de sa place éminente dans l’his­toire de l’art. Un choix des pein­tu­res les plus repré­sen­ta­ti­ves de sa Succession sera pré­senté à Art Paris 2025, sur le stand D21 de la Galerie Claude Lemand.

Né au Liban le 22 novem­bre 1926 et décédé à Paris le 8 avril 2004, Shafic Abboud est le plus fran­çais des pein­tres du Monde arabe. Il avait une grande affi­nité avec la pein­ture de Pierre Bonnard et avec la tech­ni­que pic­tu­rale de Nicolas de Staël. Il avait réussi aussi à abolir la fron­tière entre cet art occi­den­tal savant et la culture popu­laire liba­naise dont il était pro­fon­dé­ment impré­gné depuis l’enfance. Ses pein­tu­res sont un mani­feste pour la cou­leur et la lumière, pour la liberté et la vie ; elles célè­brent la sen­sua­lité de la matière pic­tu­rale, celle du corps des femmes, des tex­ti­les cha­toyants et la beauté ins­pi­rante et para­di­sia­que du pays de son enfance. Son œuvre lumi­neuse et sa per­son­na­lité atta­chante ont fonc­tionné comme une pas­se­relle per­ma­nente entre la France, le Liban et le Monde arabe.

Shafic Abboud a voulu et pu déve­lop­per un dia­lo­gue per­son­nel entre le Liban et la France et c’est à Paris que son art a mûri et s’est épanoui par étapes : de la défense et illus­tra­tion de la culture liba­naise arabe tra­di­tion­nelle, popu­laire et savante (1947-1953), puis la conquête de la culture et pein­ture de la moder­nité pari­sienne occi­den­tale (1953-1963), sa période de recher­ches pour un art de métis­sage, qui lui auras permis de se libé­rer du carcan dog­ma­ti­que de cette pein­ture abs­traite (1964-1968), vers l’élaboration et l’épanouissement d’un art à la fois per­son­nel et uni­ver­sel, célé­bra­tion trans­fi­gu­ra­tive de la beauté de la Femme et de la Nature (1969-1979), puis la remon­tée en pein­tu­res de ses fabu­leux sou­ve­nirs d’enfance et de jeu­nesse, durant les quinze lon­gues et dou­lou­reu­ses années de guerre au Liban (1980-1991), jusqu’au jaillis­se­ment excep­tion­nel en nombre et en qua­lité des pein­tu­res de sa der­nière période, malgré de graves pro­blè­mes de santé (1992-2002).

Shafic Abboud était très atta­ché « à un cer­tain Liban », à ses pay­sa­ges, sa lumière et à ses sou­ve­nirs d’enfance et de jeu­nesse. Il était de culture liba­naise arabe et moder­niste. Il a été impré­gné dès sa plus tendre enfance par les récits de sa grand-mère, la conteuse du vil­lage, par les récits et les images véhi­cu­lés par les conteurs ambu­lants, par les cou­tu­mes et la culture popu­laire des vil­la­ges du Mont Liban. Son regard a été influencé par les icônes et les rites byzan­tins de son église, qui exal­tent et chan­tent la résur­rec­tion et la trans­fi­gu­ra­tion du Christ, contrai­re­ment à la tra­di­tion catho­li­que romaine qui magni­fie plutôt la Passion et la souf­france sal­va­trice. Plus tard, sa for­ma­tion intel­lec­tuelle sera mar­quée par les écrits, les débats, les luttes et les idéaux qui ont accom­pa­gné la Nahda arabe, cette Renaissance moder­niste et anti­clé­ri­cale dont cer­tains éminents pro­mo­teurs étaient des écrivains et pen­seurs liba­nais, tel Khalil Gibran.

Jeune Libanais arrivé à Paris en 1947, il s’intè­gre à sa vie artis­ti­que et sociale, comme les très nom­breux artis­tes venus du Monde entier après la Seconde Guerre mon­diale (des Amériques, d’Europe, d’Asie et d’Afrique du Nord) et qui cons­ti­tuent la seconde grande vague migra­toire vers Paris, qui était encore la Ville Lumière et la pre­mière des­ti­na­tion des futurs artis­tes qui recher­chaient la moder­nité, incar­née par le der­nier Monet et par tous les grands artis­tes pari­siens qui ont fait le XXème siècle. Dès 1953, il est le pre­mier artiste arabe à réa­li­ser des livres de pein­tre, le seul artiste du Monde arabe que le comité fran­çais des jeunes cri­ti­ques d’art avait invité à par­ti­ci­per en 1959 à la Première Biennale de Paris, aux côtés des jeunes artis­tes pari­siens les plus pro­met­teurs de l’époque : Yaacov Agam, Avigdor Arikha, Martin Barré, Anthony Caro, Helen Frankenthaler, Friedensreich Hundertwasser, Yves Klein, Joan Mitchell, Robert Rauschenberg, Serge Rezvani, Jean Tinguely, ...

Comme tout créa­teur, Shafic Abboud était com­plexe et mul­ti­ple. Il savait pro­fi­ter des joies sim­ples de la vie : bien manger, boire, aimer, être touché par une cer­taine lumière sur un pay­sage, un tissu, un visage ou le corps d’une femme. Sa vie fut aussi un combat cons­tant avec lui-même, avec la pein­ture et avec l’exté­rieur, un combat mul­ti­ple lui aussi. Il dou­tait sou­vent et s’inter­ro­geait sur la légi­ti­mité et la per­ti­nence de son œuvre. Mais, par pudeur, il ne par­lait que de ses moments de bon­heur, de ses rap­ports amou­reux et jouis­sifs avec la pein­ture.

Shafic Abboud n’était pas le pein­tre d’une seule image, répé­tée en sté­réo­type et en de mul­ti­ples varia­tions à lon­gueur d’expo­si­tions et d’années. Son œuvre est savante et réflé­chie, son tra­vail acharné. Il était en per­ma­nente recher­che : il expé­ri­men­tait, se réjouis­sait de trou­ver, dou­tait et se remet­tait en ques­tion. Mais il était resté fidèle aux diver­ses facet­tes et méta­mor­pho­ses de la rela­tion intime et per­son­nelle qu’il avait nouée avec la Femme et la Nature, avec la Vie sur notre pla­nète bleue : les Saisons, les Fenêtres, les Ateliers, les Jardins, les Chambres, les Nus, les Nuits, les Cafés englou­tis, les tem­pe­ras de son Monde de l’Enfance, les tem­pe­ras des Poètes arabes anciens, les Robes de Simone, …

Ses pein­tu­res sont sou­vent une invi­ta­tion au bon­heur de vivre, un hédo­nisme païen tem­péré par les limi­tes de notre condi­tion humaine si fra­gile. Ceci n’empê­che pas la force tra­gi­que de cer­tai­nes de ses autres oeu­vres, avec des réfé­ren­ces légè­res ou évidentes aux cir­cons­tan­ces dif­fi­ci­les de telle ou telle période de sa vie ou de celles de ses amis, du Liban, du Monde arabe et de tra­gé­dies dans diver­ses par­ties du monde. Certes, il n’a jamais mis en avant ses enga­ge­ments, mais son œuvre et ses entre­tiens avec la presse arabe témoi­gnent de ses opi­nions et de sa grande sen­si­bi­lité poli­ti­que et sociale.

Au fil des sai­sons et par légers glis­se­ments, sa pein­ture évoluera de la Figuration poé­ti­que et popu­laire liba­naise à l’Abstraction lyri­que pari­sienne, puis de l’Abstraction à une forme sub­tile et sublime de trans­fi­gu­ra­tion abbou­dienne, qui est à la fois ancienne et moderne, païenne et sacrée. J’ai qua­li­fié de trans­fi­gu­ra­tive son oeuvre de la matu­rité, car c’est le terme qui me paraît cor­res­pon­dre le mieux à sa recher­che de syn­thèse entre son monde enchanté de l’enfance et sa maî­trise tech­ni­que de la pein­ture abs­traite pari­sienne. Stimulé par Pierre Bonnard et Nicolas de Staël, il vou­lait dépas­ser cette pein­ture, lui donner une âme per­son­nelle et une pâte riche et lumi­neuse : donner à voir en pein­ture les visions mul­ti­ples, inti­mes ou éclatantes, de ses mondes inté­rieurs et exté­rieurs. Il trans­fi­gure en pein­tu­res des images qui avaient déjà tra­versé les fil­tres de sa mémoire. C’est ainsi qu’il peint en 1990 Les Cafés englou­tis, vastes com­po­si­tions colo­rées et lumi­neu­ses d’une réa­lité tra­gi­que : la des­truc­tion par la guerre du Liban des cafés du bord de mer à Beyrouth, qu’il ado­rait fré­quen­ter au cours de ses séjours annuels en hiver jusqu’en 1975. Il a de même trans­fi­guré en 1997 en toiles prin­ta­niè­res le sou­ve­nir de Simone, au-delà de sa mort, une amie qui l’émerveillait par les tissus cha­toyants et variés de ses robes. Certes, Shafic Abboud n’était ni pra­ti­quant ni croyant d’aucune reli­gion, mais il a été très influencé dans son enfance par la splen­deur de la litur­gie byzan­tine gréco-arabe. L’art triom­phe de la mort, ne fut-ce que sym­bo­li­que­ment et, comme le dit son ami Adonis, « Les grands artis­tes ne meu­rent jamais ! ».

Claude Lemand,
Galeriste et éditeur d’art à Paris depuis 1988
Collectionneur et grand dona­teur du musée de l’Institut du monde arabe
Universitaire, cher­cheur et com­mis­saire d’expo­si­tions

(Claude Lemand, Shafic Abboud, Rétrospective. Catalogue Art Paris 2025, Grand Palais).


Collections Publiques et Privées :

Ses oeu­vres (pein­tu­res et oeu­vres sur papier, céra­mi­ques et pro­jets de sculp­tu­res, tapis et tapis­se­ries, litho­gra­phies et livres d’artiste) sont dans de nom­breu­ses col­lec­tions publi­ques :
- France (MAM de la Ville de Paris, Musée de l’Institut du monde arabe, FNAC, FDAC, Mobilier natio­nal, Centre Georges Pompidou, ...),
- Liban (Musée Nicolas Sursock, Ministère de la culture, ...),
- Algérie (Musée des Beaux-arts d’Alger),
- Qatar (Mathaf de Doha),
- Jordanie (Musée National),
- Grande Bretagne (British Museum, Tate Modern),
- Emirats A. U. (Abu Dhabi),

... et dans plu­sieurs gran­des col­lec­tions pri­vées (France, Liban, Allemagne, Canada, Grande-Bretagne, Suisse, Pays-Bas, Arabie Saoudite, Emirats, Qatar, Koweit, Bahrein, USA, ...).

Catalogue rétrospective Shafic Abboud (7 Mo)

Copyright © Galerie Claude Lemand 2012.

Réalisation :: www.arterrien.com