Zena Assi
Zena ASSI (Liban, née en 1974 - Londres).
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Zena ASSI, par Thierry Savatier, 2021.
Biographie
Zena Assi est née au Liban en 1974. Diplômée de l’Académie libanaise des Beaux-Arts, elle a travaillé plusieurs années pour l’agence de publicité Saatchi & Saatchi de Beyrouth. Depuis 2005, elle se consacre à la peinture. Son champ d’inspiration la conduit à scruter la société, sans visée politique - « La politique est incompréhensible pour moi », dit-elle. C’est le microcosme qui l’intéresse. Elle regarde autour d’elle, observe la population des rues, analyse les conflits qui émergent entre les habitants et leur environnement urbain, l’ambigüité relationnelle qui les unit. A partir de ce matériau, des images se créent dans son esprit, après une lente période de maturation. « L’horreur, dit-elle, ce n’est pas la guerre, c’est la vie stagnante entre deux conflits, la routine, la résignation. » Cette démarche explique pourquoi ses portraits ont un air si étrange, qui représentent des personnages longilignes, mélancoliques, comme ayant perdu toute capacité d’indignation. Certains, dans le dessin, rappellent Egon Schiele, l’un de ses artistes favoris. Elle pratique aussi la sculpture et peint d’étranges bouquets de fleurs. Ce sont toutefois ses paysages urbains qui ont forgé sa réputation.
Après avoir habité quarante années le Liban et travaillé dans son atelier de Jounieh, Zena Assi s’est installée à Londres depuis 2014. Ce changement de lieu de vie ne s’est pas traduit par un abandon de ses thématiques de prédilection, qui restent concentrées sur la ville de Beyrouth où elle revient régulièrement. Ses toiles, souvent de grand format et peintes à l’acrylique, montrent une ville foisonnante, d’une densité extrême, constituée de strates où se mêlent, avec un souci du détail poussé au plus haut point, bâtiments, placards publicitaires, câbles électriques, antennes, mais aussi ses propres œuvres miniaturisées, essentiellement des portraits. Cette accumulation de symboles est toujours peinte avec minutie et une palette réduite à l’essentiel. Mais ce qui surprend, face à cette complexité picturale, c’est la technique de l’artiste qui refuse tout modèle, toute source photographique et même tout dessin préparatoire pour peindre directement, à partir des images mentales qu’elle a formées, sur la toile nue. « Les dessins préparatoires, dit-elle, font perdre de l’authenticité ».
En 2016, l’artiste a consacré une série de toiles et de peintures sur bois, intitulée My City Shore, présentant une variante intéressante : le paysage urbain reposait, non plus sur le sol, mais en équilibre instable sur des supports précaires, symbolisant l’errance des populations jetées dans une insécurité permanente au gré des conflits, comme My City nested on a tank (accumulation de bâtiments sur la tourelle d’un char) ou My City nested over Raouché (accumulation similaire, cette fois posée sur le célèbre Rocher au pigeons de Raouché).
Le travail de Zena Assi a été récompensé par plusieurs prix, notamment le Prix spécial du jury au Salon d’automne du musée Sursock (2009, Beyrouth) et le Sunny Dupree Family Award for a woman Artist à l’exposition estivale de la Royal Academy (2020, Londres). Ses œuvres ont été exposées dans différents pays (Liban, Royaume-Uni, Dubaï, Abu-Dhabi, France, Etats-Unis, Egypte, Bahreïn, Koweït, Biennale de Venise) et sont conservées dans des collections publiques (Musée de l’Institut du monde arabe, Barjeel Art Foundation, Académie Libanaise des Beaux-Arts) et privées internationales. Elles figurent au catalogue de grandes ventes publiques organisées en Europe et au Moyen-Orient.
Oeuvres
Zeina Assi travaille, notamment, autour de la thématique de la construction / déconstruction des surfaces urbaines dont Beyrouth offre un exemple frappant. Comme le découvrent toujours les archéologues à l’occasion de fouilles, la ville se présente depuis sa création comme une sorte de millefeuille, une nouvelle strate venant se superposer aux déchirures laissées par la précédente, la surface d’aujourd’hui étant destinée à être recouverte, à plus ou moins long terme, par une nouvelle couche, moins née d’une quête de modernité que de drames humains. Comme toutes les histoires de passion, la relation qu’entretient Zena Assi avec sa ville est un subtil assemblage d’amour et d’agacement, sinon de haine, de célébration mais non d’idéalisation.
Dans ses trois grands tableaux, qui témoignent de son « obsession de représenter Beyrouth, ses transformations, son caractère unique », l’artiste peint un incroyable enchevêtrement de bâtiments, de panneaux publicitaires, de tags, de linge séchant sur des fils, de cheminées, d’antennes, de poteaux et de câbles électriques, sans oublier personnages et motifs empruntés à ses propres œuvres antérieures, en particulier portraits et autoportraits dans lesquels on perçoit tout l’intérêt qu’elle porte à Gustav Klimt et, surtout, à Egon Schiele. Des traits noirs délimitent les objets, la palette, volontairement limitée, rappelle d’assez près celle de Dubuffet.
Le résultat, faussement naïf, suggère une curieuse jungle urbaine, un labyrinthe vertical luxuriant fait d’une agrégation de béton. Cette jungle, peinte avec une absence de relief délibérée, dévoile à celui ou celle qui fait l’effort de regarder attentivement une foule de symboles, souvent drôles ou banals, dont le rôle est de mettre en lumière la mémoire collective du quotidien beyrouthin. D’autres éléments du décor n’en sont pas moins dérangeants : ainsi, la présence récurrente d’affiches publicitaires souligne qu’en dépit de la situation, la vie continue et le commerce reprend ses droits.
Son œuvre, toutefois, évolue, attentive aux épreuves qui surgissent au fil du temps. Si, en 2012, dans son diptyque Tenir à un fil, des passants se promènent et conversent, seuls ou par petits groupes, au-dessus des maisons, Zena Assi introduit, dans ses toiles récentes, une dimension bien plus inquiétante. Dans Minefield with Crows (2020), la cité semble sombrer dans les flots et une multitude sinistre de corbeaux remplit le ciel. Dans Gargoyles watching over my city (2021), ce sont des figures de gargouilles qui surplombent la ville, aux formes monstrueuses, animales, humaines ou hybrides, dont on se demande si elles en sont les gardiennes ou si elles constituent pour elle une menace.
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Thierry Savatier, blog.Lemonde 2012.
Zena Assi ou la passion de Beyrouth.
Une ville peut devenir le monde et le microcosme, un univers. C’est l’impression que l’on emporte après avoir visité l’atelier où travaille l’artiste plasticienne Zena Assi, situé à Jounieh, à une vingtaine de kilomètres au nord de Beyrouth, une capitale objet de son travail, qui peut se définir par les strates qui la composent. Strates temporelles d’abord : il suffit de creuser le sol pour découvrir les vestiges d’un passé progressivement recouvert par des siècles de développement urbain. Strates architecturales ensuite, dans la mesure où l’urbanisation galopante de Beyrouth et de sa banlieue a imposé la verticalité à un habitat jadis dominé par l’horizontalité, dans un univers chaotique que l’on mesure en observant la ville par un hublot avant d’atterrir à l’aéroport. La seule zone qui échappe à cette définition est le « nouveau souk » récemment construit, où s’alignent les boutiques de luxe dans un décor qui semble artificiel, comme sorti d’un studio hollywoodien où l’on aurait voulu transposer l’avenue Montaigne ou la rue du Faubourg Saint-Honoré sous le soleil… Strates sociales encore, puisque toutes les couches de la société cohabitent forcément dans une capitale, même si le coût croissant de l’immobilier chasse aujourd’hui les beyrouthins des quartiers qu’ils occupaient depuis plusieurs générations, remplacés par des étrangers plus fortunés, notamment originaires du Golfe. Strates culturelles enfin, car parcourir les rues permet quotidiennement de rencontrer, non seulement des Libanais appartenant à différentes communautés religieuses, mais encore des habitants venus de tout le Proche-Orient ; Beyrouth-Babel.
Née alors que la guerre civile allait éclater, Zena Assi ne s’est jamais éloignée de sa ville pour fuir les combats. Sa vision du conflit était celle d’une enfant qui avait, avant l’heure, l’impression d’être entrée par effraction dans un jeu vidéo ; elle n’en prendra que plus tard la réelle dimension tragique. Cependant, contrairement à d’autres artistes, ce n’est pas cette guerre (ou celles qui ont suivi, comme le conflit israélo-libanais de 2006) qui alimente son inspiration. C’est une période plus terrible à ses yeux, cet « entre-deux guerres » où la vie recommence, avec le drame d’avoir oublié les disparus, puisque l’on s’efforce au plus haut niveau de ne pas effectuer de travail de mémoire, dans l’illusion qu’il s’agit là de l’unique moyen de ne pas voir les plaies se rouvrir. Cette plasticienne, diplômée de l’Académie libanaise des beaux-arts, scrute la société, sans visée politique (« la politique est incompréhensible pour moi », dit-elle), regarde ce qui se passe autour d’elle, dans son quartier, observe les travailleurs qui s’affairent, ses voisins. A partir de ce matériau, des images se créent dans son esprit, suivant un lent processus de maturation.
« L’horreur, confie Zena Assi, ce n’est pas la guerre, c’est la vie stagnante entre deux conflits, la routine, la résignation. » Voilà pourquoi les personnages de ses portraits ont un air si étrange, le plus souvent assis, longilignes, mélancoliques, figés dans le temps, comme ayant perdu toute capacité d’indignation. Ils font parfois penser à ceux peints par Bernard Buffet ou Michel Ciry, quoique les références picturales à rechercher soient bien plus évidentes : Egon Schiele avant tout, puis Klimt. Qui regarde le vêtement du célèbre Baiser ne peut qu’opérer un rapprochement avec certains textiles que portent les protagonistes de ses portraits, composés d’un empilage d’immeubles, d’affiches, etc. « Mes personnages ne sont pas tristes, précise-t-elle, ils sont simplement « là », comme des meubles, pris dans le cercle vicieux du quotidien. » Un mot de Jean Genet me vient, tiré de la première page de Querelle de Brest : « il laisse considérer les terriens comme des plantes ». Meubles, plantes, mêmes entités amorphes.
Car les plantes, dans l’œuvre de Zena Assi, semblent aussi figées dans le temps, comme les arbres noirs qu’elle peint, dépourvus de leurs feuilles, dont les branches sèches se tordent et se subdivisent sur des ciels improbables jusqu’à suggérer le dessin anatomique de vaisseaux sanguins. Quant à ses bouquets, gigantesques, ils échappent à l’aspect lénifiant, mignard ou kitsch que l’on rencontre si souvent dans la peinture. Cela tient à la technique de la plasticienne : depuis deux ans, ayant remarqué combien le sol de son atelier se maculait de traces avec le temps, elle décida de le recouvrir d’une toile sur laquelle, pendant six mois, s’accumulent taches et gouttes de peinture, empreintes de pas, poussière. C’est à partir de ce matériau brut qu’elle donne forme à ses bouquets qui ressemblent à un feu d’artifice vu à travers des lunettes noires, en ajoutant acrylique, collages, graphismes, lettres et chiffres.
Quant au cœur de sa production, les paysages urbains contemporains, ils témoignent de son « obsession de représenter Beyrouth, ses transformations, son caractère unique. » Comme toutes les histoires de passion, la relation qu’entretient Zena Assi avec sa ville est un subtil assemblage d’amour et d’agacement, sinon de haine, de célébration mais non d’idéalisation. C’est pourquoi ses toiles où, là encore, peinture acrylique et collages se superposent, sont facilement reconnaissables : elles montrent un incroyable enchevêtrement de bâtiments, de panneaux publicitaires, de tags, de linge séchant sur des fils, de cheminées, d’antennes, de poteaux et de câbles électriques, sans oublier personnages, voire bouquets empruntés à ses propres œuvres.
Et, comme Beyrouth se construit en strates, la composition de ses tableaux répond au même critère. Les traits noirs servant à délimiter les objets, les couleurs employées, font parfois songer à Dubuffet. Mais ce qui surprend, face à la complexité picturale, au souci du moindre détail que l’on saisit en s’approchant des toiles (la plupart de grand format), c’est la technique de l’artiste qui refuse tout modèle, toute source photographique et même tout dessin préparatoire pour peindre directement, à partir des images mentales qu’elle a formées, sur la toile nue. « Les dessins préparatoires, dit-elle, font perdre de l’authenticité ». Authenticité, intensité, émotions, voilà bien là la matière première de ces tableaux. Le résultat, faussement naïf, suggère une curieuse jungle urbaine, un labyrinthe vertical luxuriant fait d’un millefeuille de béton qui dévoile à celui qui fait l’effort de regarder attentivement une foule de symboles, souvent drôles ou banals, dont le rôle est de mettre en lumière la mémoire collective du quotidien beyrouthin.
Portraits, bouquets, paysages urbains présentent une particularité inattendue ; alors que l’on aurait pensé voir ces sujets traités en perspective, l’artiste choisit volontairement une absence de relief. Courbet reprochait, avec une pointe de jalousie, à l’Olympia de Manet d’être une œuvre plate, sans modelé, « une Reine de cœur après un bain ». Ce qui n’empêcha pas le tableau de devenir emblématique. De même, ce parti pris esthétique ne nuit en rien à la peinture de Zena Assi, qui compte parmi les plasticiens les plus prometteurs de l’art contemporain libanais et mériterait d’être beaucoup plus connue en France.