Abderrahmane Ould MOHAND (Algérie, né en 1960 - France).
Par Anissa Bouayed.
Abderrahmane Ould-Mohand est né en 1960 à El Harrach, tout près d’Alger, dans une modeste famille kabyle, venue dans la capitale pour des raisons économiques. Premier prix de peinture des Beaux-arts d’Alger, il adopte dès sa sortie de l’école en 1983, dans la veine du groupe Aouchem, une peinture ouverte à l’univers des signes de sa culture berbère, qu’il se réapproprie dans une optique moderne. Il réalise aussi des collages et se dédie également depuis son arrivée en France à d’autres mediums tels que la photographie, qu’il pratique comme une alternative au travail solitaire et silencieux de l’atelier.
Le début des années 1980 est en Algérie un moment de grande créativité, dans l’effervescence insufflée depuis avril 1980 par le Printemps berbère. En dépit de sa répression, c’est le premier mouvement culturel d’ampleur dans l’Algérie indépendante. Le champ symbolique, des arts visuels à la chanson populaire en passant par la littérature, en est stimulé. Participant pleinement de cet élan, le travail d’Abderrahmane Ould Mohand est exposé à Alger dès 1982 et fait partie de la grande exposition collective du Musée national des Beaux-arts d’Alger pour la commémoration des 30 ans de l’insurrection, L’art et la Révolution algérienne, 1954-1984. Vite reconnu, le jeune artiste est admis aux Beaux-arts de Paris et commence à exposer dans les deux capitales.
De ce moment, retenons une œuvre intrigante, provocatrice et pleine de promesses : Voici la chose. Elle est conçue et présentée pour la double exposition Hommage à Picasso (à Alger en 1887 et à Antibes en 1988), étape importante dans la confrontation des jeunes artistes algériens à l’orientalisme et à sa déconstruction : sur une toile de jute, une frise faite de signes se succédant tels des algorithmes, encadre trois énigmatiques empreintes (évocation des « femmes d’Alger » ?) dressées dans une improbable scène dont la dimension « orientale » n’est signifiée que par trois objets incrustés dans la toile, des cages à oiseaux. Le jeune peintre déclare, pour confirmer son intention volontairement décalée : « L’œuvre ne doit pas être un prétexte à une partie de plaisir en arabesques multicolores, mais plutôt un témoignage d’une réalité sociale incontournable. » Témoignage certes, mais surtout ironie, qui donne une indication sur la capacité du peintre à investir cet écart fondateur d’avec la réalité visible, pour mieux la signifier.
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Abderrahmane Ould Mohand, Portrait de l’Oiseau-Qui-N’Existe-Pas, 1996. Sur un poème de Claude Aveline. Livre unique en feuilles, sous couverture illustrée, entièrement manuscrit et peint par l’artiste, 38 x 28 cm. Donation Claude et France Lemand. Musée de l’IMA.
Dès 1996, l’invitation de Claude Lemand à réaliser librement une œuvre inspirée du poème de Claude Aveline Portrait de l’Oiseau-Qui-N’Existe-Pas permet à Mohand de faire plusieurs œuvres qui confirment son choix figuratif, tout en injectant dans la figuration sa part de réalité et sa part mystique. Le thème de l’oiseau est idéal pour évoquer ces différents messages. Au-delà des références à Braque ou à Matisse, et par-delà les sombres visions de Velickovic, les référents de la culture arabo-islamique surgissent dans cet oiseau tout de filigranes et saturé de motifs géométriques, évoquant les somptueuses réalisations de la céramique, des textiles ou des manuscrits arabes ou persans de Kalila wa Dimna, fables d’Ibn Al-Muqaffa’ ou de La Conférence des Oiseaux de Fariduddin Al-Attar.
Abderrahmane Ould Mohand, Le Jardin des Moines, 1997. Huile sur toile, diptyque, 146 x 228 cm. © Donation Claude et France Lemand. Musée de l’IMA.
La terrible période qui commence en Algérie avec la guerre civile et le terrorisme correspond pour Mohand à une profonde réflexion, le conduisant à refuser d’entrer dans un cycle de réponses symboliquement violentes pour condamner la violence. Cette réflexion devient acte avec Le Jardin des moines, diptyque aux couleurs claires de bleu, de vert et d’ocre, qu’il peint en lieu et place d’une toile qu’il avait ébauchée au fusain pour représenter le massacre, en 1996, des sept moines de Tibhirine. Un choix qui correspond à un besoin mystique d’évoquer la vie, le bonheur possible, le partage, l’amour d’autrui et d’approfondir, ce faisant, le thème du jardin et sa traduction plastique. Dans une construction faussement prosaïque, Mohand installe l’idée du frugal repas partagé, qui était l’ordinaire des moines. Une nappe, des fruits, nourritures terrestres mais aussi le vin qui évoque le message christique et la communion. Le thème du jardin, qui traverse toute l’histoire de l’art européen, s’inscrit aussi dans d’autres référents : Mohand compose sa scène par la juxtaposition d’éléments qui font penser au décor mural fait de céramiques à décor végétal des maisons algéroises. Le dessin simplifié des objets et des fruits évoque ce dernier moment de partage, interrompu par la violence de l’Histoire. Rien ne laisse voir l’atrocité du massacre, mais l’absence de toute présence humaine laisse présager que le drame a eu lieu. En bas du diptyque, l’œuvre offre un deuxième niveau de lecture : le peintre a construit à une autre échelle un paysage vu de loin, aux arbres stylisés, qui porte à même l’ocre du sol le nom des frères disparus, en signe d’appartenance à la terre algérienne.
Abderrahmane Ould Mohand, Invitation (Moments heureux vécus à partager. Mémoire affolée de Tahar Djaout), 2016. Huile et acrylique sur toile, 200 x 150 cm. Donation Claude et France Lemand. Musée, Institut du monde arabe, Paris.
L’Invitation, toile de 2016, aurait pu être un jardin du souvenir, tant elle est animée de formes qui représentent des fruits, des plantes, des oiseaux, et tant elle a d’affinités avec l’œuvre précédente, bien que 20 ans les séparent. Mais le peintre évoque l’image inspiratrice du tapis. Ici, la référence formelle la plus évidente est Le tapis du souvenir de Paul Klee (1914), œuvre abstraite importante qui lui servira de matrice pour ses œuvres ultérieures inspirées de l’Orient, en modifiant radicalement son système de représentation. L’Invitation dont le sous-titre nous convie aussi à contempler ce qui fait les moments de joie de l’existence même si, là encore, le titre nous permet de savoir que Mohand n’a pas oublié Tahar Djaout, l’écrivain assassiné en 1993 à Alger parce qu’il continuait à écrire et à clamer sa liberté de penser, malgré les menaces terroristes. Il lui dédie cette œuvre et nous invite, par le signe qui représente une enveloppe, en haut à droite, à nous promener au fil des souvenirs rassemblés, pour pouvoir continuer à exister par-delà le désastre, en cherchant inlassablement le sens de la vie, la beauté des choses et la trace des absents. Ces petites scènes font sens ensemble, comme si la composition plastique nous faisait passer des souvenirs épars à la construction d’une mémoire commune, celle qui n’oublie pas les êtres sacrifiés sur l’autel de la violence.