Algeria my Love - RACHID KORAÏCHI - Jardin d’Afrique.
La conférence du dimanche 5 juin, consacrée au Jardin d’Afrique de Rachid Koraïchi, se tiendra dans deux espaces de l’IMA, en présence de l’artiste, de 17h à 19h.
17h à 17h 30. Salle du Haut Conseil. Un concert, en hommage au Jardin d’Afrique. Le collectif instrumental "Les Illuminations", dirigé par Aurélie Allexandre d’Albronn et le compositeur Benjamin Attahir, jettent un autre regard sur Le Jardin d’Afrique de Rachid Koraïchi : une pièce pour trois violoncelles et une voix de femme, écrite sur un extrait de "Le Jardin d’Afrique, Lieu dit pour un non dit", à paraître aux Editions Al Manar en décembre 2022.
17h40 à 19h. Espace des Donateurs. Présentation de photos du Jardin d’Afrique sur grand écran et échange entre l’artiste et le public.
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Les Jardins mémoriels de Rachid Koraïchi pour relier l’Humain à l’Histoire
Par Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro.
Nourri de la mystique soufie, Rachid Koraïchi déploie une œuvre universelle, inspirée du chiffre et de la calligraphie. Tout en courant le monde sur les traces d’une famille aux racines millénaires, l’artiste et poète algérien crée des Jardins mémoriels. Après son Jardin d’Orient à Amboise, son Jardin d’Afrique à Zarzis, ville portuaire au sud-est de la Tunisie, se veut un lieu de mémoire aux corps repêchés ou échoués en Méditerranée.
Un souffle sans frontière
Artiste plastique, écrivain, héritier d’une prestigieuse famille descendant du prophète, mécène, paysagiste-architecte… Rachid al Koraïchi le volubile est tout cela à la fois et bien plus encore. Cet éternel optimiste qui doit continuer de sourire en dormant, parle sans discontinuer de ses projets à travers le monde. Cet artiste né en 1947 à Ain Beïda, installé en France depuis 1968, n’a aucune frontière ni géographique, ni intellectuelle et encore moins spirituelle. L’ordinateur n’a pas encore intégré son univers, basé sur l’oralité. Avec lui tout est en direct sans intermédiaire. La parole vient du souffle, aime dire cet artiste aux semelles de vent.
Relié à une longue tradition mystique
Inspiré du mysticisme soufi, son travail se caractérise par un recours à la symbolique des chiffres, à la calligraphie, aux formes géométriques et adresse des messages universels aux publics du monde entier. Ses créations favorisent les dialogues entre les communautés locales et mondiales. Confiées aux artisans d’art traditionnels du Monde arabe et de l’Espagne, elles déclinent une variété de supports ; de céramiques richement peintes, en passant par des sculptures ciselées ou des vitraux, mais aussi par des soieries parfois brodées qui jonglent entre images et typologies, sans oublier un recours aux projections vidéo.
La rythmique du chiffre 7
Aux sources de son art et de sa quête mystique de la perfection, un chiffre fétiche : le sept comme les sept piliers de la sagesse, symbole de la réunion du ciel (un triangle) et de la terre (un carré). Mais surtout comme les sept parties du corps en contact avec le sol pour la prière : deux pieds, deux genoux, deux mains et le front. Cette référence au chiffre se glisse comme une ADN dans les proportions, dimensions et les agencements de ses œuvres.
Le symbole de la lettre et du miroir
Rachid el Koraïch Le Chemin des Roses (1995-2005), installation en hommage au poète soufi Jalal al Din al Rumi. L’artiste poète puise aussi dans la richesse symbolique de la lettre. Son maniement maîtrisé de la reproduction des sourates du livre sacré est l’héritage d’une éducation religieuse coranique soutenue par une famille soufie très religieuse. S’il a abandonné la pratique, la gestuelle de l’écriture, le tracé des lettres sont sans aucun doute restés gravés dans son esprit et est demeurée au cœur même de son art, tels qu’auront pu les découvrir les Parisiens à la Comédie Française en 2003 pour l’année de l’Algérie en France. Son ‘voilement’ du bâtiment et les décors de scène avec des grandes tentures en soie calligraphiées avec des textes éparts rendaient hommage à l’écrivain Kateb Yacine (1929-1989), fondateur, éternel exilé de la littérature algérienne moderne.
En l’évoquant, Rachid Koraïchi mentionne qu’il écrit toujours en miroir, donnant une image inversée de la réalité. Pour lui, le miroir est un entre deux qui oscille entre vérité et illusion. Seul Dieu a une juste image. Il en profite pour citer Al Rûmî (1207-1273), un de ses poètes favoris, à qui il avait dédié Le Chemin des roses. Cette installation de céramiques et de sculptures résume bien une de ses convictions intimes : « La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s’est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s’y trouve. »
Au cœur de cette tradition calligraphique mêlée à celle de l’oralité, la poésie est essentielle. Rachid Koraïchi a une vingtaine de livres à son actif. En 1990, le Centre Pompidou présente Salomé, fruit d’une collaboration avec le manifestant au droit à l’insoumission, Michel Butor (1926-2016). Il rendra hommage à René Char (1907-1988), créera des lithographies pour L’Enfant-jazz de Mohammed Dib (1920-2003) ou les Poèmes de Beyrouth de Mahmoud Darwish (1941-2008) sans oublier les grands classiques tels que Ibn Arabi (1165-1240) et al-Attar (1142-1221)…
L’art rupestre du Tassili, musée de l’Humanité à ciel ouvert
Parmi les mentors dans lesquels il inscrit son travail, ce grand constructeur évoque les artistes qui ont créé les gravures rupestres du Tassili n’Ajjer au sud-est de l’Algérie, datant d’environ 9-10.000 ans. Ces forêts de rochers couvrant une superficie de 72.000 Km² constituent une protection naturelle contre les tempêtes de sable et l’effacement du soleil pour ce patrimoine millénaire de plus de 15.000 dessins et gravures. Témoignages réalistes de l’évolution de la vie humaine et animale, cette démesure artistique, facilement accessible et anonyme, reste pour Rachid Koraïchi une puissante source d’inspirations et la confirmation d’une éternelle connexion avec le monde.
Sur les traces nomades de la famille Koraïchi
Inscrits dans une longue filiation, les Koraïchi appartiennent à une dynastie descendant du prophète, nomades dont plusieurs branches sont parties au 7ème siècle d’Arabie pour semer la bonne parole soufie d’une part jusqu’en Algérie et d’autre part jusqu’au Caucase. Rachid n’a eu cesse que d’être à la hauteur de ce pesant héritage. Sur le chemin de ses ancêtres, répondent les travaux pharaoniques de ce héraut pour créer un incroyable ensemble paysagé dans les 70 hectares de l’oasis Dar El Qamar (sud-est de l’Algérie proche de la Tunisie) pour ensuite lancer, avec le créateur de Biosphère II, John Allen (1929), une série de jardins des eaux usées. Ce n’est qu’une partie des œuvres-chantiers menées par l’artiste.
Habité par le mystique soufi Rûmî
« Hier, j’étais intelligent et je voulais changer le monde. Aujourd’hui, je suis sage et je me change moi-même. » Rachid Koraïchi pourrait faire sienne cette citation de Djalal ad-Din Muḥammad Rûmî (1207-1273) ; ce chantre persan des odes est l’un de ses poètes favoris. Les prédications et interprétations de rêves de celui dont le nom est intimement lié à l’ordre des « derviches tourneurs » ou mevlevis, une des principales confréries soufies de l’islam, ont profondément influencé le soufisme. Autre influence de Rûmî sur Rachid Koraïchi, il fut reconnu de son vivant comme un grand spirituel qui fréquentait les chrétiens, les juifs tout autant que les musulmans.
Une sépulture des corps naufragés de l’espérance
Cette mystique de la réconciliation et de l’incarnation des esprits a dicté la création du Jardin d’Afrique, oasis-sépulture à Zarzis. L’évidence de ce projet s’appuie sur l’alerte terrible du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, qui signale que depuis le début de l’année 2019, une personne sur sept disparaît en tentant de traverser la Méditerranée. C’est en constatant l’inaction de la communauté internationale et en prenant connaissance du traitement inapproprié des corps repêchés ou jetés sur les grèves que Rachid s’est rendu dans la ville de Zarzis. Il y a acheté un lot de terre de 2500 m2 pour créer ce cimetière financé par la seule vente de ses œuvres. Aucune d’elles n’y apparaîtra, car ce lieu de mémoire est pensé comme une œuvre d’art totale.
Si les murs sont blancs, en contraste le sol est comme un magnifique tapis de carreaux de céramique, copies de ceux de la Medina de Tunis du XVIIème siècle. En mobilisant le savoir-faire d’artisans locaux, le projet inclut un cimetière non-confessionnel, un espace où les corps peuvent être lavés avant leur enterrement, un monument et une chapelle pour tous les services religieux. Le projet dédie aussi à chaque victime une pierre tombale avec un nom quand la victime peut être identifiée, la date de la mort, le code ADN de la personne ainsi que des détails supplémentaires comme le sexe et la tranche d’âge approximative. Aujourd’hui, ce cimetière pourra accueillir environ 800 malheureux. Liant ce projet aux chemins nomades de sa propre famille, les damnés de la terre aux damnés de la mer, Rachid va installer deux stèles de la branche caucasienne des Koraïchi qui accueilleront les visiteurs.
Le Jardin d’Orient, Château Royal d’Amboise
Ce cimetière n’est pas le premier imaginé par Rachid Koraïchi. En 2005, son Jardin d’Orient construit dans le Château Royal d’Amboise rassemblait 25 sépultures en hommage à l’Émir Abdelkader et sa suite emprisonnés entre 1848 et 1852 à Amboise, après leur défaite face aux Français sur le sol de ce qui allait devenir l’Algérie. Quand il réalisait un jardin dans le cadre du Festival des jardins de Chaumont, il est venu visiter ce lieu de sépultures à Amboise et a tout de suite soumis l’idée d’y créer un jardin du souvenir pour redonner de la dignité à ces oubliés, avec 25 petites pierres carrées, chacune de 49 cm de côté, symbolisant le cube de la Kaaba, pour ces musulmans exilés morts sans faire leur pèlerinage à La Mecque. Chaque stèle en pierre d’Alep est surmontée d’une sculpture en bronze ciselé avec le nom de chacun des morts afin que l’ombre créée par le soleil le dessine sur la pierre. Le jardin est bordé de sept cyprès comme sept gardiens et une ligne de romarins montre la direction de La Mecque. Aujourd’hui, le Jardin d’Orient du château d’Amboise est devenu pour certains visiteurs un lieu de recueillement unique en son genre.
Le Jardin d’Afrique comme un havre de vie
La force tellurique et imaginaire de ses œuvres nécessite peu de commentaires, pas plus que l’art rupestre du Tassili. En revanche, les métaphores qu’elles encapsulent multiplient les enseignements forts et directs. Il faut espérer que la démarche mémorielle de ce Jardin d’Afrique en Tunisie crée des vocations et incitent des mécènes. Cette main humaniste tendue vers le monde avec générosité doit être saisie. L’inauguration du mois de juin sera une formidable occasion de se réveiller et d’entrer, en tournant, dans la danse œcuménique koraïchienne ?