Claude Lemand. Entretien avec Nathalie Bondil (extrait)
Nathalie Bondil. Une grande écrivaine et artiste était votre proche voisine, votre amie de longue date à Paris : Etel Adnan. Vous avez offert au musée de l’IMA de rares leporellos et autres peintures. Un petit paysage La Montagne (2014) est devenu iconique, prêté à des institutions internationales telles le Zentrum Paul Klee de Berne ou le Van Gogh Museum d’Amsterdam… Comment expliquez-vous cette reconnaissance ? Que signifie cette petite toile à vos yeux ?
Claude Lemand. En juin 2018, nous avons offert au musée de l’Institut du monde arabe 26 œuvres d’Etel Adnan, dont 10 leporellos historiques, 4 huiles sur toile et 12 grandes aquarelles et encres de Chine sur papier. A ce jour, cette donation constitue la plus importante collection institutionelle au monde. Les demandes de prêt viennent des plus grands musées d’Europe (après l’IMA à Paris et le Zentrum Paul Klee de Berne, le musée Van Gogh d’Amsterdam, Pompidou-Metz, le musée de Munich puis celui de Düsseldorf, en avril 2024 le MAM de Paris, …)
J’ai connu Etel à Paris en mars 1989, dès ma première exposition des peintures de Benanteur, qu’elle et sa compagne Simone Fattal connaissaient et appréciaient. Etel était une personne merveilleuse. Son militantisme féministe était clair, déterminé, calme, sans agressivité, très positif. Une sagesse universaliste inspirait ses écrits et ses entretiens passionnants. Sa créativité littéraire et artistique coulait de source. Consciente de sa valeur, elle restait étonnée et heureuse de son succès tardif. Etel était très fidèle et discrètement généreuse, non seulement avec ses nombreux amies et amis, mais aussi avec les jeunes femmes artistes, écrivaines, traductrices, galeristes et militantes féministes. J’en ai été le témoin au cours des trente dernières années de sa vie.
Je me suis d’abord intéressé à ses leporellos, que je considérais comme son apport le plus original. Etel a joué un rôle de pionnière au Liban et dans le monde arabe avec ces cahiers manuscrits, dessinés et peints. Elle disait : « J’ai une passion pour le monde arabe ; nous sommes la région des trois religions monothéistes. Or la religion n’est pas qu’une théologie, c’est aussi une culture, nous avons un héritage incroyable. » Elle expliquait « dessiner l’arabe » plus qu’écrire cette langue qu’elle entendait enfant. Si elle ne l’a jamais maîtrisée ni parlée, elle en avait réappris l’écriture. Elle raconte : « En 1964, j’ai découvert à San Francisco ces carnets japonais qui se déplient en accordéon, dans lesquels les peintres nippons accordaient dessins, textes et poèmes. J’ai aussitôt imaginé que ce serait une excellente alternative au format traditionnel de la page, comme si vous écriviez la rivière elle-même. Le résultat est une véritable traduction du poème arabe originel en une équivalence visuelle. Ce format japonais du papier qui se déplie crée un format horizontal qui semble infini et qui dépasse le cadre habituel des œuvres peintes. Cela devient une libération du texte et de l’image. »
La Montagne est emblématique des peintures les plus inspirées de son abondante production des dix dernières années, avec ses couleurs éclatantes et contrastées, entre le bleu de la Méditerranée et le soleil rouge du Liban. Bien que de petit format, sa composition est vaste, planétaire. Cette montagne inlassablement chantée, peinte et dessinée par Etel, est, certes, le Mont Tamalpaïs qu’elle voyait en ouvrant la fenêtre, ornée de pots de fleurs sur le rebord, de sa maison à Sausalito près de San Francisco : c’était son paysage de paradis perdu, rêvé ou espéré. Durant son exil californien, elle avait adopté ce symbole universel qui la consolait et la rassurait en l’absence du Mont Sannine, souvenir de sa jeunesse au Liban, qu’elle apercevait de partout et en toutes saisons. Dans son essai, Voyage au Mont Tamalpaïs, Etel écrit : « Le Mont Tamalpaïs est devenu ma maison. Pour Cézanne, la Sainte Victoire n’était plus une montagne, mais un absolu, une peinture. » Elle ajoute : « J’ai besoin de circuler autour de la montagne parce que je suis eau. La montagne doit rester et je dois m’en aller. Debout sur le Mont Tamalpaïs, je participe des rythmes du monde. Tout semble juste. Je suis en harmonie avec les étoiles. Pour le meilleur comme pour le pire, je sais, je sais. » Etel était devenue panthéiste avec le temps, comme le poète libano-américain Khalil Gibran des Processions ou du Prophète. La Montagne est l’autoportrait de cette femme lumineuse, solidement arrimée à la Terre et la tête tournée vers le Ciel.
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ETEL ADNAN - Donation Claude & France Lemand au Musée de l’IMA :
6 Leporellos avec textes :
Al-Sayyâb, La Mère et la Fille perdue, 1970. Fermé, 33 x 25,5 cm. Ouvert, 33 x 612 cm.
Joumana Haddad, Retour de Lilit, 2004. Fermé, 33 x 25,5 cm. Ouvert, 33 x 567 cm.
Etel Adnan, Voyage au Mont Tamalpaïs, 2008. Fermé, 30 x 10,5 cm. Ouvert, 30 x 567 cm.
Sarjoun Boulos, Arche de Noé, 2012. Fermé, 27 x 9 cm. Ouvert, 27 x 540 cm.
Etel Adnan, Là-bas, 2012. Fermé, 27 x 9 cm. Ouvert, 27 x 540 cm.
Etel Adnan, 27 Octobre 2003, 2013. Fermé, 21 x 15 cm. Ouvert, 21 x 360 cm.
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4 Leporellos sans texte :
From Laura’s Window n°2, 1977. Fermé, 20,6 x 8 cm. Ouvert, 20,6 x 240 cm.
Paris Roofs from Jim’s Windows, 1977. Fermé, 18 x 19,5 cm. Ouvert, 18 x 585 cm.
New York, 1993. Fermé, 17,5 x 11,7 cm. Ouvert, 17,5 x 280 cm.
Arbres, 2012. Fermé, 27 x 9 cm. Ouvert, 27 x 522 cm.
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4 Peintures sur toile :
Paysage calme, 2013. Huile sur toile, 35 x 45 cm.
Paysage, 2014. Huile sur toile, 32 x 41 cm.
Paysage, 2014. Huile sur toile, 32 x 41 cm.
Paysage, 2015. Huile sur toile, 27 x 35 cm.
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12 Dessins sur papier :
La Montagne, 2014. Ensemble de 10 oeuvres. Aquarelle et encre de Chine sur papier, 52 x 70 cm.
Fleurs devant la Montagne, 2015. Aquarelle et encre sur papier, 57 x 76 cm.
Fleurs sur le rebord de ma fenêtre, 2015. Encre sur papier, 57 x 76 cm.
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