FATIMA EL-HAJJ, MUSIQUE INTERIEURE.
Thierry Savatier.
Picasso écrivit des pièces de théâtre et plusieurs centaines de poèmes. C’est un segment de son œuvre peu connu du public. Succession de mots dénuée de ponctuations, cette littérature assez hermétique fut ainsi définie par son dernier secrétaire, Miguel Montanes : « Observez bien : ses phrases sont des descriptions indépendantes les unes des autres, dans lesquelles la forme et les couleurs sont suggérées en toutes lettres. Picasso peint également lorsqu’il écrit. » Les éléments déstructurés inscrits sur la toile se muaient en phrases déstructurées sur la page. Cette relation étroite entretenue entre peinture et écriture se révèle-t-elle aussi lorsque la musique se substitue à la plume ? C’est l’impression que l’on éprouve devant les tableaux de l’artiste libanaise Fatima El-Hajj réunis dans son exposition parisienne intitulée « Musique intérieure ».
Fatima El-Hajj a toujours aimé la musique ; elle en écoute beaucoup, s’en imprègne avant de s’attaquer à une toile. Ses goûts éclectiques la conduisent du classique, oriental et occidental, au jazz, avec quelques détours vers les musiques du monde. Sa curiosité la mène vers des recherches documentaires ; ainsi, n’hésite-t-elle pas, pour mieux appréhender les sonorités et l’esthétique des instruments asiatiques, à parcourir les salles du musée Guimet. En 1994, elle avait consacré aux Saisons de Tchaïkovski une suite de douze tableaux abstraits – quoi de plus immatériel, et donc abstrait, qu’une mélodie ?
Cependant, les toiles ici rassemblées, peintes au cours des quatre dernières années, obéissent à une autre logique, celle d’un cri d’urgence. L’artiste, sensible au monde qui l’entoure, s’inquiète de ses dérives, où s’opposent un égocentrisme consumériste et un obscurantisme religieux croissant. Aucune place, dans ces deux univers uniquement habités d’intérêts personnels et, pour reprendre le mot de Spinoza, de « passions tristes » qui réduisent l’humain à l’état de servitude, n’est laissée à la spiritualité. L’Homme, relève-t-elle, semble avoir perdu un savoir ancien, qui lui permettait d’écouter sa voix intérieure. Or pour Fatima El-Hajj, la musique est l’un des moyens les plus accessibles pour retrouver cette écoute. C’est donc sur ce chemin spirituel et intellectuel qu’elle invite le regardeur à travers les dix-huit toiles proposées.
La démarche n’est pas si simple et relèverait même volontiers de la provocation dans un temps où les intégristes musulmans prétendent interdire la musique et où parallèlement, dans le monde occidental, se répandent des succès faciles, moins souvent issus du génie d’un compositeur que d’un bureau de marketing, même si leur médiocrité les rend éphémères.
Les toiles reflètent les goûts variés de l’artiste. Sur certaines, apparaissent, seuls ou en formation, suggérés mais tout à fait identifiables, des instruments orientaux : kanoun (cithare de table), oud (luth), zurna (hautbois), nay (fine flûte de roseau), riqq (tambourin à cymbales). Tel est le cas de Sérénité - où un chat veille -, Concert champêtre, Harmonie - thème décliné en deux versions, l’une, lumineuse, dominée par les jaunes, l’autre d’un vert d’eau qui appelle à la sérénité -, Nocturne aux bleus estompés, relevés de quelques aplats plus vifs et de touches de carmin éclatants -, Orchestre - où le blanc s’exprime dans de subtiles nuances - et encore Musique, assemblage de pourpre et de bleu rehaussé de touches jaunes, vertes et blanches. Parfois, s’y ajoutent un accordéon, un violon et un violoncelle, comme autant de passerelles harmoniques jetées entre deux continents.
Sur d’autres tableaux, un violon, instrument commun à toutes les rives de la Méditerranée, occupe l’espace ; le traitement du sujet et la palette semblent donner le tempo : vivace et entouré de portées dans Orchestre rouge ou lento dans ce Violon décliné en bleus qui ferait un instant penser à Chagall. Les portées, présentes sur quelques œuvres (Orchestre rouge et Notes), flottent dans l’air ; elles ne jouent pas un rôle ornemental, mais traduisent une mélodie.
La composition (jouons sur la polysémie du mot) de chaque toile met en lumière une atmosphère singulière. La thématique du jazz fait ainsi l’objet d’un langage pictural particulier, moins proche que d’habitude, sans aucun doute, des influences de Bonnard ou de Vuillard que revendique Fatima El-Hajj. Avec Jazz et deux versions de Saxophone, la présence du gris, loin d’appeler à la tristesse, suggère l’atmosphère enfumée des légendaires caves de Saint-Germain-des-Prés, le « Tabou » ou le « Club Saint-Germain », qui s’animaient de la trompette de Boris Vian ou du saxo de Charlie Parker.
Dans l’ensemble des tableaux ici présentés, aux vibrations de la musique, correspondent des vibrations chromatiques ; vient à l’esprit ce vers de Baudelaire « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». L’observateur, pour peu qu’il consente à se concentrer sur une toile, ressent l’impression étrange de voir les notes se poser sur les rayons de couleur, partageant ainsi la démarche intellectuelle du peintre jusqu’au point, pratiquement, d’y participer. De la quiétude à la joie, en passant par la mélancolie et l’ardeur, les tableaux, aux yeux du public, portent toutes les nuances des sentiments à l’exclusion de ceux, négatifs, de la colère ou de la haine. En quittant cette exposition, le visiteur pensera à cette phrase que Balzac écrivit dans une nouvelle assez confidentielle, Gambara (1837), qui semble avoir conduit Fatima El-Hajj tout au long de sa démarche créative : « La musique seule a la puissance de nous faire rentrer en nous-mêmes. »
Thierry Savatier, Historien de l’art