DENIS MARTINEZ. UN DESTIN ALGERIEN. Peintures et Oeuvres sur papier.
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A l’occasion du festival du Film Francophone d’Angoulême, l’Algérie étant le pays à l’honneur au mois d’août 2021, le Fonds Claude et France Lemand et l’Institut du monde arabe se sont associés à la ville d’Angoulême pour témoigner de la fraternité et de la solidarité qui ont lié les artistes et les intellectuels algériens et français durant les années les plus difficiles de leur histoire commune, et qui se perpétue de nos jours.
A travers l’exposition Denis Martinez. Un destin algérien, Jack Lang, Claude Lemand et la ville d’Angoulême ont souhaité souligner l’importance et l’originalité de cet artiste, infatigable arpenteur de la terre algérienne.
« Né en 1941, Denis Martinez l’intranquille concentre dans les différents prismes de sa création l’histoire artistique de l’Algérie contemporaine depuis 1962. Une trajectoire artistique unique, un riche vocabulaire formel et un trait inimitable. Promoteur de la polyphonie des arts, par la mobilisation de la musique et de la poésie comme ferments artistiques puissants et féconds, sans oublier ses installations et ses fameuses performances, qui disent sa capacité à passer de l’art moderne et de ses codes à l’art contemporain qui les déconstruit pour échapper à la « représentation ». Et surtout mettre à son crédit son goût, si rare dans le monde de l’art, pour le travail collectif, sa volonté d’être au milieu des siens, dans cette Algérie natale, vitale, de créer pour eux, avec ses amis peintres, poètes, musiciens, pour et avec ces femmes de Kabylie qui participent à ses cortèges.
La création du groupe Aouchem (Tatouages) en 1967 doit beaucoup à son questionnement sur l’ancrage culturel de l’art, alors qu’il n’avait que 26 ans et déjà professeur à l’Ecole des beaux-arts d’Alger depuis 5 ans ! Et comment ne pas relever le rôle essentiel que Denis Martinez a joué comme passeur et pédagogue auprès de deux générations de jeunes artistes algériens. La riche diversité de leurs approches picturales est pour une large part héritière de ce travail de décloisonnement, de cette recherche de syncrétisme se nourrissant des cultures ancestrales et des savoirs populaires, de remise en question de l’image de l’artiste solitaire. Cette volonté tenace de partage ne l’a pas empêché d’affirmer la singularité de son œuvre. Ce métissage nous dit quelque chose d’indispensable sur l’Algérie contemporaine.
(Anissa Bouayed)
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Œuvres exposées :
2 Peintures sur toile, 200 x 300 cm.
7 Peintures sur toile, 200 x 200 cm.
7 Dessins sur papier, 65 x 50 cm.
1 Moniteur : 1 Film
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Denis MARTINEZ (Algérie, né en 1941). Par Anissa Bouayed
Né en 1941 à Marset el Hadjadj (Oranie), infatigable arpenteur de la terre algérienne, Denis Martinez l’intranquille concentre dans les différents prismes de sa création, qui court sur plus de 60 ans, l’histoire artistique de l’Algérie contemporaine. Une trajectoire artistique unique, un riche vocabulaire formel et un trait inimitable qui font que l’on reconnaît son style où que l’on soit. Assemblages, dessins à la vertigineuse virtuosité, peinture dans tous ses états et sur tous les supports, de la toile aux murs, de l’intérieur à l’extérieur.
Promoteur de la polyphonie des arts, par la mobilisation de la musique et de la poésie comme ferments artistiques puissants et féconds, par sa volonté fusionnelle allant jusqu’au projet Jonctions, réalisé en exil à Marseille, œuvre plurielle à jamais ouverte et qui est à son image… Sans oublier ses installations et ses fameuses performances, qui disent la capacité à passer de l’art moderne et de ses codes à l’art contemporain qui les déconstruit pour échapper à la « représentation ». Et surtout mettre à son crédit son goût, si rare dans le monde de l’art, pour le travail collectif. Ces formes d’art participatif permettent de le voir poursuivre par là même, inlassablement, sa volonté d’être au milieu des siens, dans cette Algérie natale, vitale, de créer pour eux, avec ses amis peintres, poètes, musiciens, pour et avec ces femmes de Kabylie qui participent à ses cortèges.
La création du groupe Aouchem (Tatouages) en 1967 doit beaucoup à son questionnement sur l’ancrage culturel de l’art, alors qu’il n’avait que 26 ans et déjà professeur à l’Ecoles des beaux-arts d’Alger depuis 5 ans ! Et comment ne pas relever le rôle essentiel que Denis Martinez a joué comme passeur et pédagogue auprès de deux générations de jeunes artistes algériens en formation, ceux qui étaient inscrits à ses cours de dessin à l’Ecole des beaux-arts et même les autres qu’il n’a cessé de conseiller, d’aider à devenir eux-mêmes, à se libérer de tout académisme.
Issu d’une famille modeste d’origine espagnole, apprenant sans hiérarchie l’arabe au même titre que le français, passant de l’un à l’autre dans des jonctions improbables, c’est dans ce métissage que l’enfant a grandi, traçant la voie à l’adulte qui choisira, après 1962, l’Algérie indépendante comme patrie. Dans les rares récits du peintre, l’enfance est toujours là, avec ses marques aussi fortes que des tatouages, comme autant d’inscriptions dans un réseau relationnel, dans un territoire, dans un ensemble de codes permettant de comprendre le monde et de conjurer ses peurs.
La violence originelle.
En allant de ses dires à ses œuvres, l’idée de violence semble au départ de toutes choses. Violence de la nature environnante, violence latente de la situation coloniale infusant toute réalité, violence déchaînée de la guerre coloniale, que l’on retrouve dans ses premières œuvres exposées « Répressions » ou « Femmes-barbelés ». L’œuvre « Je viens d’une blessure » ou la série « Douloureuse identification » n’expriment-elles pas l’impact de cette violence qui paraît aussi innerver cette lutte pour l’existence de personnages solitaires, revenant obstinément dans les dessins et les peintures ? Dans ces années 1960-1070, le peintre commence à enchevêtrer les signes aux figures, tout en laissant une sorte de premier et de deuxième plan, comme si les signes « surlignaient » l’être pour le constituer et rendre complexe sa présence au monde. Le peintre classait ses créations en œuvres « offensives » et « défensives », tout en parlant de « guerre symbolique ». Ces termes de l’agit-prop sont importants, à condition de ne pas les surinterpréter, car Denis Martinez s’est toujours gardé de réduire l’œuvre à une visée propagandiste, contre laquelle il s’était insurgé alors que l’art triomphaliste du réalisme socialiste occupait une place hégémonique de la scène artistique algéroise.
La pensée magique.
Mais n’y a-t-il pas un combat livré au sein de chacune de ses œuvres, qui paraissent des champs de forces que son sens de la composition apprivoise ? Car Denis est un peintre de l’intranquillité qui voit son travail artistique comme une quête nécessaire et sans doute douloureuse. En abordant la vie comme une énigme et l’art comme moyen privilégié pour la mettre en évidence, Denis Martinez s’est éloigné du positivisme qui ordonne le réel. Se dégagent de ses œuvres une valeur propitiatoire, comme celle des talismans, dans la forme adoptée autant que dans l’acte de créer. Certains l’ont rapproché des surréalistes ou des dadaïstes mais l’artiste se méfie des écoles et revendique plutôt son goût pour les arts populaires. Son esthétique serait alors l’expression dans le champ symbolique d’un lien social permettant de vivre et de ressentir en commun des émotions, en utilisant un vocabulaire formel partagé par les milieux populaires. Sans avoir subi l’influence du pop art ou de l’arte povera, l’artiste s’inscrit dans une temporalité qui exacerba les sensibilités d’artistes refusant les catégories clivantes d’art savant et d’art populaire, de « bon » et de « mauvais goût ».
Un art en situation, de la Casbah aux manifestations.
Sortir de l’atelier, permettre le partage font de Martinez un précurseur de l’art en situation. Le contexte changeant notre rapport aux oeuvres. Au printemps 1988, il investit dans la Casbah le musée des arts et traditions populaires, mettant en résonnance ses œuvres avec la musique de Safy Boutella et les objets du musée. Par le truchement de ce dispositif, au nom évocateur « Expressions en un lieu », le lieu s’anime. L’artiste crée pour la circonstance des « peintures découpées », apposées à même les parois du musée qui dialoguent avec les « akoufis » et autres objets nés en d’autres temps du génie populaire. La dramaturgie de chacune de ses œuvres doit beaucoup à la symbolique des flèches qui les traversent. Elles suggèrent qu’une énergie circule entre les objets si souvent réifiés par la muséographie. Cette année-là, la volonté de contrôle du pouvoir sur l’espace public conduit en octobre à de vastes répressions.
Denis Martinez, artiste-citoyen, est alors pleinement dans la riposte démocratique. Son œuvre banderole est déployée à Alger dans le défilé affirmant la vigilance des artistes contre la torture. C’est dans ces années que l’artiste fait évoluer son répertoire en faisant du signe le vecteur essentiel de ses formes. Signes dans lesquels le personnage n’est plus enserré mais par lequel il est désormais structuré. Cette évolution ne fait que commencer et marquera durablement le travail de l’artiste, alimenté par une quête métaphysique, révélant le non visible. Son initiation à la géomancie, telle qu’elle est pratiquée au Sahara, guide ses interventions sur le sable du désert, comme porteuses de liens avec ce qui a disparu ou ce qui n’est pas encore advenu. Renouant sans doute ainsi avec une des plus anciennes visées métaphysiques de l’art, exprimer la disparition, re-présenter l’occulte, figurer l’intercession.
De la toile au mur, changement de paradigme.
Les murs, symboles d’une permanence humaine toujours menacée et souvent d’une séparation, sont aussi les supports d’un art en situation que Martinez approche de façon expérimentale au milieu des années 1980 (travail collectif avec les étudiants des Beaux-arts, « les dernières paroles d’un mur », 1986, Blida). Il va le développer dans les années 1990. Ses « 7 murs revisités » sont-ils pour lui une réminiscence du mouvement fresquiste qui anime les artistes, juste après l’Indépendance, rappelant l’exemple mexicain ? Il semble plutôt que l’évolution vienne de ses expériences de peintures collées à même le mur, de lectures sur les maisons ancestrales aux murs décorés par les femmes en Kabylie, de l’ambition d’aller vers un travail monumental à la mesure de son geste, que ne restreint plus la toile ou le châssis, et toujours animé par cette constante de sa vie, mettre les œuvres à la vue et à la portée des gens. Il ne s’agit pas que d’éducation du regard, mais aussi de restitution de ce que les modernes doivent aux cultures ancestrales, aux savoir-faire populaires et à la transmission intergénérationnelle qui fut forme de résistance à l’ordre colonial.
Ses œuvres ont donc une destinée, c’est d’aller dans les villages montrer la modernité de ces formes culturelles nées ici (action Tiliwa, Aït Hichem, Kabylie, 1990 ; action Bordj-Mousa, Bejaïa, 1991). Par le jeu des rapports entre les couleurs qui impulsent des vibrations, par l’utilisation du noir profond d’où surgit le personnage, par la juxtaposition des découpes, différents plans paraissent se succéder sans utiliser la perspective, comme si nous entrions dans des maisons où le signe est roi. Le répertoire du peintre s’est élargi aux signes et pictogrammes berbères, aux points composant des constellations ou des liens suspendus, aux cercles talismaniques et à bien d’autres figures géométriques qu’il détourne et utilise pour rythmer et structurer sa composition. Parmi ces formes, le lézard impose sa présence totémique et devient pour le peintre comme une deuxième signature, la persévérante volonté de faire communiquer le bas et le haut, de chercher l’élévation… et de survivre.
Conjurer l’horreur et la perte du lieu.
Cette réflexion sur l’espace et la manière d’en prendre possession est bien une interrogation de peintre, toujours recommencée. Elle se charge d’angoisse et témoigne de la confrontation d’univers inconciliables quand le terrorisme tue en Algérie. Le traitement esthétique du thème de la Porte, cher au peintre, évolue. Au début des années 1990, la Porte est présente comme lieu de tensions contraires, mais aussi comme ouverture sur tous les possibles, comme la Porte de l’illumination, où la révélation semble venir de l’affrontement de forces antagoniques qui traversent le sujet au passage du seuil, comme autant de flèches.
Par la suite, dans d’autres œuvres, la Porte devient un lieu de violence, aux couleurs électriques, heurtées, violemment contrastées. Les mots-repères, que l’artiste utilise dans ses compositions pour questionner et capter le regard se surajoutent dans leur véhémence inquiète et vaine aux signes explicitement agressifs qui percutent la toile pour signifier l’imminence du danger ressenti face à un espace extérieur devenu mortifère, celui de la guerre civile. L’œuvre D’un linceul à l’autre réalisée en 1999 en exil à Marseille, comme plusieurs de ces portes de l’enfer, prolonge le témoignage sur ces années de plomb. Les longs rectangles qui entourent le personnage hébété se succèdent, alignés comme autant de linceuls, surmontés de mots en tifinagh, en arabe, en français, expression pathétique du désarroi et de l’omniprésence de la violence et de la mort.
Retrouver le « nous »
Pour Denis Martinez, c’est à l’aune de son investissement du territoire que l’on peut mesurer le drame de l’exil. Ses fréquents retours en Algérie depuis le début des années 2000 lui ont heureusement permis de renouer avec les actions artistiques in-situ, grâce au Festival Racont’Art et de marquer esthétiquement ses séjours par le cycle des « Fenêtres du vent ». Commencées en 2002 à Timimoun, ces performances nomades faisaient participer des initiés, « entrant » dans le tableau pour questionner l’absence, éternellement sans réponse. La peinture de chevalet, qui se voulait une fenêtre sur le monde, le clôturait. Ici, au contraire, l’oeuvre ouverte est activée par la présence changeante des sujets et de leur souffle.
Transformant le regardeur en acteur, démultipliant le potentiel de l’œuvre, l’action postule un changement de paradigme entre création et réception. Ce cycle est à l’image du besoin de l’artiste de se libérer de tous les académismes. Denis Martinez a transmis cette leçon esthétique. La riche diversité des approches picturales des jeunes générations d’artistes algériens est pour une large part héritière de ce travail de décloisonnement, de cette recherche de syncrétisme se nourrissant des cultures ancestrales et des savoirs populaires, de remise en question de l’image de l’artiste solitaire. Cette volonté tenace de partage ne l’a pas empêché d’affirmer la singularité de son œuvre. Ce métissage nous dit quelque chose d’indispensable sur l’Algérie contemporaine. Est-ce vraiment un paradoxe ?
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وانا امشي - ’’HOMMAGE A BEYROUTH".
Sept œuvres, septembre 2020. Technique mixte (acrylique et crayon gras) sur papier canson, 65 x 50 cm. Série ’’ET MOI JE MARCHE", numérotée au dos (Et moi je marche, de 01 à 07).
Hommage à Beyrouth, à travers la chanson du libanais Marcel Khalifa.
Mon accord pour ma participation à cette exposition, après la terrible catastrophe de Beyrouth, devait m’amener à réagir avec une motivation sentimentale, alimentée par certains souvenirs qui m’ont ramené aux années 70 en Algérie. Pour la jeunesse algérienne de cette époque, le Liban c’était Fayrouz mais surtout Marcel Khalifa, avec ses chants engagés qui nous étaient plus proches.
C’est en Algérie, en 1977, que Marcel Khalifa avait fait ses premiers concerts hors du Liban. Il y avait participé à une fête de la jeunesse et fait une tournée dans certaines villes du pays. C’est comme ça que je l’avais rencontré à Blida où nous l’avions invité. Son chant « Mounadhiloun » était devenu le chant de la jeunesse algérienne militante.
En consultant son répertoire, j’ai découvert le chant وانا امشي , ’’Et moi je marche’’. Cela m’a tout de suite accroché, car il exprime l’espoir malgré tout. Le 6 novembre 2019, Marcel Khalifa a fait une déclaration où il dit :’’Je salue le peuple algérien et lui souhaite d’aller de l’avant’’.
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Traitement graphique des sept œuvres.
J’ai, d’abord, lancé sur le papier un graphisme noir acrylique rigide, agressif, comme des trajectoires de projectiles, jusqu’à obtenir une forme à chaque fois différente tout en laissant des trouées. Dans ces trouées, j’interviens avec du crayon gras noir pour traiter une apparition de motifs enchevêtrés que j’appelle « entêtement culturel ». Je fais ainsi référence à la relation culturelle berbère avec les phéniciens qui avaient installé des comptoirs commerciaux sur la cote libyenne (appellation de tout le maghreb pendant l’antiquité). Certains chercheurs disent que le mot « tifinagh », qui désigne l’écriture amazigh (berbère), est un féminin pluriel de « tafniqt », qui veut dire « la phénicienne ».
Je décide alors d’un basculement d’un espace rectangulaire à chaque fois différent, un déséquilibre, une instabilité provoquée par la violence de l’événement. Ce basculement laissant apparaitre un fond de motifs enchevêtrés traité cette fois ci à l’acrylique. C’est toujours cet « entêtement culturel », mais plus marqué et dans lequel j’incruste en arabe le titre du chant وانا امشي, placé à chaque fois différemment, selon le rythme du déséquilibre.
Après réflexion, pour plus d’impact, j’ajoute, sur chaque œuvre, un gros point rouge qui de son noyau laisse partir une petite flèche en début de spirale. En alignant les sept œuvres, en respectant l’ordre, on obtient ainsi une impression de mouvement avec une série de percussions comme une rafale.
Denis Martinez
Artiste plasticien algérien