Kamel YAHIAOUI. Un témoin des deux rives. - (Algérie-France, 1966-2023)
D’après Anissa Bouayed
Kamel Yahiaoui, La Mer des tyrannies, 2020. Installation en matériaux divers, diamètre 420 cm. © Donation Claude et France Lemand. Musée de l’IMA.
La Mer des tyrannies est une œuvre impressionnante, engageant fortement les sentiments de compassion et de révolte devant l’une des grandes tragédies des premières décennies du XXIe siècle. Kamel Yahiaoui évoque ici, avec une installation de grande ampleur, le voyage de la dernière chance de tous les candidats à la traversée, au prix de nouveaux risques liés à leurs esquifs de fortune, comme le radeau qu’il a construit. Cette œuvre, l’artiste la porte en lui depuis son propre exil en France, au moment de la Décennie noire et après avoir compris que son sort d’exilé était partagé par tant d’êtres traqués par des dictatures, chassés par la guerre ou poursuivis par la misère. Accompagnant son travail sur les migrations, ses œuvres peintes sur des planches de la série des Noyés datent du tout début des années 2000. Cette nouvelle œuvre veut montrer les deux faces de cette Méditerranée et des rêves qu’elle transporte sur ces frêles radeaux, la face obscure du danger et le bleu insolent de cette mer attirante depuis deux siècles pour la villégiature et le tourisme. Sa forme circulaire appelle à envisager la terre sans hiérarchie entre nord et sud, comme appartenant à tous, cependant qu’elle nous délivre un récit que personnifient les crânes de ceux qui sont perdus à jamais, mais demandent justice. Dialogue symbolique avec les morts, arrachés à leurs derniers rêves, indispensable pour leur rendre leur dignité, casser la banalisation de ces tragédies et garder notre humanité.
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Artiste plasticien et poète, Kamel Yahiaoui considère l’art comme politique. Il mène une recherche subversive de vérité, au prix d’un travail d’élaboration esthétique long et complexe, rendant l’œuvre signifiante bien au-delà du moment de sa production.
Né à Alger en 1966, il est issu d’un milieu modeste et contraint très tôt au travail pour aider sa famille. Il sera entre 1987 et 1989 l’un des étudiants remarquables et atypiques de l’Ecole des beaux-arts d’Alger, choix hasardeux, hors de toute trajectoire professionnelle raisonnée, sans doute par proximité avec une mère à l’imagination féconde, utilisant le truchement d’objets du quotidien pour donner à sa vie de la poésie. Il participe activement à la longue grève de 1987-1988 qui met en question les conditions, les formes, le contenu de l’enseignement de l’Ecole, dans un contexte déjà marqué par le poids de l’islamisme. En octobre 1988, des émeutes à travers l’Algérie sont réprimées dans le sang, reflet de l’immobilisme politique, en dépit de la timide ouverture démocratique qui s’ensuit. Ce contexte permet de comprendre la dimension sociopolitique, dès ses débuts, du travail de Kamel Yahiaoui. L’une de ses premières œuvres s’intitule « On torture les torturés », terrible constat d’un jeune homme qui voit l’émeute réprimée avec des pratiques similaires à celles endurées pendant la lutte pour l’indépendance.
Kamel Yahiaoui entend revendiquer son ancrage social en élaborant un art qui n’établisse pas de coupure, tout en étant exigeant, créatif, pour interroger, entre autres, l’emprise idéologique sur le quotidien et pour rendre compte du réel sans le copier. Dans cette quête, il est soutenu par son aîné et ami le peintre Abdelwahab Mokrani et par l’un des enseignants de l’Ecole, Denis Martinez. Il engage une réflexion sur l’emprise des signes dans la société contemporaine, par exemple avec une série d’installations sonores faites à partir de postes de télévision des années 1960. Son engagement politique et moral envers son peuple participe sans doute profondément de sa volonté de ne pas être un énième représentant d’un « art savant » destiné à une élite, même s’il est un excellent peintre.
Kamel Yahiaoui commence en Algérie à se frayer un chemin en s’appropriant des objets qui deviennent des supports de ses œuvres, tels que serpillières, sacs de semoule, planches à laver,… Utiliser de tels objets courants, qui témoignent des difficultés croissantes de la vie des gens, a un sens profondément humain, même si l’artiste poursuit aussi un but formel en tirant de ces matériaux des effets plastiques surprenants. Pour Kamel Yahiaoui, l’objet introduit du réel dans l’œuvre. Plus qu’un support, il est une matrice qui porte déjà, comme système de signes, un fort pouvoir de suggestion, que le travail artistique va révéler, démultiplier ou réorienter vers une autre signification, selon la stratégie adoptée.
Kamel Yahiaoui, La Main du secours, 2020. Sculpture en matériaux divers, 107 x 40 x 40 cm. © Donation Claude et France Lemand. Musée de l’IMA.
La Main du secours aborde la tragédie de Beyrouth, en délaissant la consternation pour la provocation. Composée d’objets dont le rapprochement inattendu (console, filet, moulage de mains) produit un sentiment d’absurdité, elle rappelle les assemblages surréalistes et s’offre à nous comme une énigme à déchiffrer, mais qui gardera son secret et sa polysémie. Pour tenter de la résoudre, le geste de la main nous guide. Mais ce geste est inversé en son contraire dans un inquiétant dédoublement. Par la métonymie de la main et du geste, se profilent deux scènes, le beau geste des sauveteurs et celui, avide, des prédateurs. L’ensemble, d’un blanc froid et clinique, est organisé pour arriver à une distance « ironique », renforcée par le moulage de la même main, la main droite de l’artiste, dans deux postures réversibles. Une sculpture posée là comme un petit théâtre de la cruauté, pour évoquer, tout en sachant ce qui se joue « en sous-main », la nécessaire action solidaire.