M’Hamed ISSIAKHEM (Algeria, 1928-1985) - ALGERIA MY LOVE - Exhibition.
(After Anissa Bouayed)
Artiste talentueux, prolifique et généreux, il détruisit nombre de ses œuvres, en donna sans compter et sans se soucier d’établir ou d’en faire établir le répertoire, M’hamed Issiakhem est l’un des fondateurs de la peinture moderne en Algérie. Il appartient à cette génération d’artistes et d’écrivains nés autour de 1930, actifs à partir du début des années 1950, pour lesquels création et contestation de l’ordre colonial sont les deux faces d’une même conscience.
Le romancier et poète Malek Haddad a évoqué dès 1969 le tragique à l’œuvre chez Issiakhem : « Soudain, un univers halluciné apparaît et s’impose à nous comme il s’est imposé à l’artiste ... parce que le tragique est son histoire et non pas sa vocation. ». Cette dimension historique de la tragédie, c’est celle de l’enfant dont la vie bascule en 1943 avec le terrible accident causé par la grenade qu’il a fait exploser en jouant, explosion qui tue deux de ses sœurs et l’un de ses neveux. M’Hamed, grièvement blessé, dans le coma, est amputé du bras gauche.
Le dessin avait tôt été sa marque de distinction dans un environnement difficile, car il était ostracisé à l’école parce que Kabyle. Mais c’est « par hasard », assure-t-il, qu’il pousse la porte de la société des Beaux-arts d’Alger, ville où il s’installe en 1947. Il va dès lors suivre un parcours de formation, exceptionnel pour un jeune homme issu du monde colonisé : Beaux-arts d’Alger jusqu’en 1951, formation en gravure à l’Ecole Estienne à Paris, admission sur concours, en 1953, aux Beaux-arts de Paris dans la section peinture, enfin obtention d’une bourse de pensionnaire de la Casa Vélasquez à Madrid. Transcendant son infirmité, il acquiert en peinture et en gravure une virtuosité rare qu’admirent ses condisciples.
Personnage au verbe haut, aux convictions exprimées avec véhémence, avec une ironie que certains jugeaient mordante, Issiakhem, proche de l’intelligentsia acquise à la cause de l’indépendance algérienne, exprime tôt sa sensibilité pour la justice sociale et son engagement politique. Après 1962, il demeure au centre de la vie artistique algéroise : dessinateur dans le journal progressiste Alger républicain, membre fondateur de l’Union nationale des Arts plastiques (1963), chef d’atelier aux Beaux-Arts d’Alger puis directeur des Beaux-Arts d’Oran, et encore affichiste, illustrateur, dessinateur de maquettes de billets de banque (soignées à l’extrême) et de timbres-poste, responsable de l’atelier peinture du Musée de l’armée… : le sentiment de contribuer à la création d’une culture nationale moderne qui, dans cette phase de construction, passe par les décisions étatiques, explique pour une large part que l’artiste, comme d’autres de sa génération, s’implique par patriotisme dans ces chantiers institutionnels.
Il n’en préserve pas moins son style personnel, qui ne perdra ni en intensité ni en émotion, et que les spécialistes s’accordent à qualifier « d’expressionniste » - qualificatif discutable, du point de vue même de l’artiste. Un style qui, dans son œuvre peint, décline les inépuisables figures du malheur qu’incarnent, tableau après tableau, dans leur anonymat, un douloureux cortège de femmes debout.
La Femme enceinte et Mère courage sont parmi ses dernières œuvres. Réalisées en 1984, bouleversantes par la proximité avec la mort du peintre, qui se savait condamné par le cancer, elles sont destinées à l’exposition « Maternité », qui eut lieu à Tunis en juillet 1985. La journaliste Anne-Marie El Khatib fit l’éloge de l’exposition et du peintre : « Il s’est dit qu’il tiendrait toute sa vie malgré la guerre, les rejets, les blessures … à l’heure où l’on doit lâcher prise ... lui a réussi à maintenir envers et contre tout la peinture et, par conséquent, la vie... ». Issiakhem meurt six mois plus tard, le premier décembre 1985.
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M’hamed Issiakhem, La Mère, ca 1965. Huile sur toile, environ 100 x 73 cm. © Donation Claude et France Lemand. Musée de l’IMA.
Dans La Mère, toile aux tonalités sombres comme de la cendre, éclairées de quelques taches et traits d’ocres, une très large partie de l’espace pictural est presque saturée de signes, comme les lignes brisées qui évoquent les tissus ou la poterie berbères, au point d’en paraître abstraite, faite de pans autonomes, abstraction renforcée par l’aspect presque indéterminé des visages. La bouche de la mère est à peine dessinée, comme si la personne était réduite au silence. Le visage de l’enfant est simplement esquissé par quelques traits noirs, et sa place dans la composition, au bout d’une diagonale, semble ambivalente, comme rejeté hors de l’espace, alors que son corps paraît soudé au corps maternel. Seuls les yeux manifestent une intense présence au monde des deux êtres, empêchés dans leur relation mère-enfant, voués au malheur, mais exprimant une force intérieure qui jaillit des traits noirs qui soulignent le regard. Dans le bas du tableau, sur l’autre diagonale, du même côté que l’enfant, la main du peintre et sa blessure toujours ouverte sont comme les stigmates christiques de la douleur et sa constante réactualisation dans l’acte même de peindre.
M’hamed Issiakhem, Mère courage, 1984. Huile sur toile, 116 x 81 cm. © Donation Claude et France Lemand. Musée de l’IMA.
Dans Mère courage, le sentiment d’effacement, déjà palpable dans une autre œuvre de 1984, La Femme enceinte, est renforcé par l’utilisation presque monochrome du blanc et la sensation que la toile a été grattée, biffée pour enlever de la matière, comme sur la ligne courbe de démarcation entre la partie haute peuplée de formes abstraites et le substrat qui soutient la fragile silhouette. Le regard de cette femme anonyme paraît d’une insondable tristesse. Par les couleurs de sa tenue, par la pose de ses bras et de ses mains rassemblés sur un objet du quotidien, elle semble étrangère à elle-même et concentrée sur un but unique : accomplir sa tâche maternelle. Comme chez d’autres expressionnistes, le visage, sujet essentiel de la représentation du tragique de la condition humaine, est ici presque effacé, non pour néantiser la personne, mais au contraire pour la faire advenir à l’existence et témoigner d’une nécessité vitale à laquelle renvoie le titre. Cette mère courage est algérienne, mais elle peut être de toutes les époques et de tous les pays qui ont connu ou connaissent encore de violents rapports de domination, qu’ils soient d’ordre patriarcal ou politique.