Mohamed KHADDA (Algérie, 1930-1991)
(D’après Emilie Goudal)
Né en 1930 à Mostaganem, le peintre et graveur Mohamed Khadda aura aussi été, avec Jean Sénac, l’une des plumes les plus prolifiques pour penser une histoire de l’art en Algérie, au rythme des impulsions des indépendances. On lui doit d’avoir entrepris, tant dans ses écrits théoriques que dans sa pratique, de libérer la création en Algérie de passés conflictuels ou ensevelis. Son parcours pose les bases d’un art, à rebours de la vision coloniale et orientaliste, aspirant à « la désaliénation de l’homme » dans une perspective marxiste, tout en évitant les écueils identitaire ou essentialiste et avec la volonté de « sortir les artistes du ghetto ».
Né dans une famille très pauvre, Khadda est initialement formé aux métiers de l’imprimerie, qu’il exerce dès 1944. Il débute parallèlement l’aquarelle et le dessin en autodidacte, suivant un enseignement de dessin par correspondance.
En 1953, il se rend avec son ami Abdellah Benanteur à Paris et y consolide sa formation. Il y découvre une production, inaccessible en Algérie, d’œuvres de l’Abstraction lyrique de jeunes artistes regroupés autour de leur maître Roger Bissière, mais aussi la peinture de Nicolas de Staël, qui aura une influence importante dans son esthétique. Avant ces rencontres, ses recherches étaient figuratives, avec des compositions proches du cubisme. A son retour de France, en 1963, Mohamed Khadda est devenu un artiste non figuratif, s’employant tout autant à l’aquarelle qu’à la gravure. Mais c’est bien la peinture à l’huile qui prendra une place majeure dans son œuvre.
L’essor de la non-figuration, mais aussi les références à la calligraphie, évoquée par certains artistes, confortent le jeune peintre algérien dans ce choix. Entre (re)découverte d’un passé silencié et affirmation d’une « modernité » ancrée dans une circulation de références élargies, il impulse dès lors de nouveaux Éléments pour un art nouveau, titre de l’un de ses écrits de 1972. Par-delà la lecture d’un engagement de sa peinture dans l’illustration de la réalité de la guerre d’indépendance, c’est bien par la facture d’une expression émancipée de l’art pictural ressourcé que l’artiste engage un tournant, dans la conception d’une production ancrée depuis l’Algérie. Cette nouvelle grammaire visuelle, cet Alphabet libre - titre d’une œuvre de 1954 -, que le critique d’art Jean Sénac qualifie d’École du Noûn, est à la confluence du potentiel libérateur de la matière picturale, de la lettre arabe, du signe comme éléments catalyseurs et non dogmatiques, d’une puissance de l’image picturale non figurative et pleinement contemporaine, car (re)située et aux prises avec le présent.
De retour en Algérie en 1963, Khadda sera actif dans la constitution même d’espaces politiques structurants pour les arts en Algérie. Il est membre fondateur de l’Union nationale des arts plastiques (Unap) fondée en 1964, va, hors le musée, au-devant des publics en participant à des fresques collectives, en usine et en milieu rural notamment, en réalisant des décors de pièces de théâtre, en signant l’illustration de nombreux ouvrages et affiches, dont celle du premier Festival panafricain d’Alger (1969).
Mohamed Khadda est décédé en 1991 ; mais la recherche textuelle et visuelle « têtue » qu’il a engagée continue à baliser des chemins de traverse. (Re)découvert au XXIe siècle par une histoire de l’art, pensée dans une perspective mondialisée, il fait pénétrer à rebours dans le discours critique une prise de parole visuelle et textuelle des artistes marginalisés par les récits de la modernité occidentale. Il est aujourd’hui inscrit dans des expositions et publications internationales significatives, qui réinterrogent les frontières de la modernité artistique.
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Afrique avant 1, 1963. Huile sur toile, 65 x 81 cm. © Donation Claude et France Lemand. Musée de l’IMA.
Dans Afrique avant 1, on peut voir dans la structure brune en arrière-plan une vision métonymique d’un totem anthropomorphe et graphique, proche de la lettre. Cette figure de second plan, qui fait résolument écho à la figure centrale d’une affiche de 1969, n’est pas sans évoquer la statuaire traditionnelle africaine, tout autant que la graphie murale des peintures rupestres du Tassili n’Ajjer. Les ocres et les bruns, gamme chromatique référentielle des fresques préhistoriques, encrent l’œuvre d’une aura émanant des deux figures centrales, cerclées d’une terre rouge d’Afrique. Une figure anamorphique blanche se superpose au premier totem-statuaire africain, semblant incliner son visage vers le ciel et évoquer un détail de l’une des figures hurlantes de Guernica. Mais en l’observant dans son ensemble, on pourrait aussi y voir une évocation d’une figure qui marche, à moins que la danse des éléments fragmentés qui la composent ne suggère la frénésie d’un mouvement du présent ancré au sol. Cette non-figuration déroute, mais aussi transporte vers une constellation de sources dont le titre Afrique avant 1 nous indique une temporalité et un espace situé ouverts.
Psalmodie pour un olivier, 1977. Huile sur toile, 65 x 92 cm. © Donation Claude et France Lemand. Musée de l’IMA.
Mohamed Khadda a beaucoup travaillé dans ses œuvres le motif de l’olivier. Le sujet évoque irrémédiablement un enracinement méditerranéen, mais revêt aussi pour l’artiste « la genèse (…), la naissance des signes et de l’écriture que je propose ». Psalmodie pour un olivier, écho à l’exposition de 1971 « Sur l’Olivier », reprend le rythme incantatoire des signes électriques et tranchés du geste restitué par la matière, et le principe d’une composition contrastée des couleurs entre le blanc, le rouge et les ocres, auxquels viennent s’adjoindre des couleurs froides bleutées. Ici, le tracé noir du geste pictural emprunte les chemins structurels d’une esthétisation de la calligraphie du koufi. Traversant l’axe diagonal du cadre, les noirs et les rouges alliés semblent lutter avec la masse fusionnelle d’une forme polymorphe blanche, ponctuée de rehauts jaunes, striés d’ocre. Les traits sont tantôt courbes, tantôt tranchants, mais tous électrisés par la lumière et le rythme. C’est un emboîtement négociant, dans une certaine violence, un espace scandé de lignes verticales terreuses et encerclé d’un bleu marin. La lutte des éléments imbriqués est ici manifeste, dans un paysage psalmodique transfiguré.
Sahel sous le vent, 1989. Huile sur toile, 89 x 116 cm. © Donation Claude et France Lemand. Musée de l’IMA.
La cartographie calligraphique du sensible dont témoigne Sahel sous le vent montre le dialogue encore fécond entre Khadda et les travaux de Nicolas de Staël, par l’arrière-plan structuré de la fonction spatiale des couleurs. Il y développe une esthétique a priori abstraite, mais concrètement ancrée dans un espace situé d’un Sahel, traversé en son centre par un vent de signes lettrés, vision d’une confluence entre aridité du désert et ponctuation de végétaux verdoyants, inondé de chaleur et de lumière. Les trois lignes fragmentaires d’amoncellement de formes cubiques paraissent traduire le reflet d’un mirage, d’un miroitement vaporeux de la lumière sur les dunes verdoyantes. Dans le registre supérieur, une ligne d’horizon chamarrée d’une zone bleutée souligne l’espace entre ciel et terre. Cet horizon est répété en échos par des lignes noires ciselées, scandant le registre inférieur d’un rythme d’ondulations sablonneux, restitué par le mouvement des traits posés.
Ensemble de 35 gravures numérotées et signées par l’artiste. © Don de Jawida Khadda - Donation Claude et France Lemand. Musée de l’IMA.