NAJIA MEHADJI - DESSINER DES FLEURS.
Fleur de grenade.
« Mon histoire avec la fleur de grenade a commencé à Tétouan en octobre 1995, à l’occasion de la réalisation d’un livre mêlant gravures et poésies sur le thème du végétal, avec l’écrivain Pascal Amel. C’était la saison des grenades et, le livre terminé, j’ai eu envie de faire une série de gravures sur cuivre à partir de la grenade. J’avais remarqué sa présence dans les armes de la Province de Tétouan ou encore dans les tissus locaux comme les tenchîfa du XVIIIe siècle. J’ai pris de nombreuses photos de ces fleurs dont le rouge vermillon presque fluorescent me rappelle les peintures d’Uccello à Urbino en Italie. Ce symbole, qui remonte à l’Antiquité (on en trouve déjà dans les bas-reliefs égyptiens), se perpétue dans les miniatures persanes, en Inde, en Chine et surtout dans le bassin méditerranéen. La peinture italienne du XVe siècle l’a souvent représentée ainsi que les natures mortes hollandaises du XVIIe siècle.
Ayant moi-même une double culture, j’ai toujours été fascinée par les transformations et les influences d’une civilisation à une autre et par ce qui les relie. Cette symbolique universelle de la grenade est le signe que l’art traverse le temps et les frontières et que la représentation d’un fruit ou d’une fleur peut dire autant sur la perception et l’humain qu’un discours philosophique. Pourquoi tant d’attention à une chose aussi infime, fragile et éphémère ? Peut-être justement à cause de ces caractéristiques qui rejoignent la précarité de la condition humaine ; mais aussi, sans doute, à cause des analogies avec la création de l’œuvre elle-même, avec les différentes étapes de sa gestation, ses transformations, ses bifurcations, ses éclosions, son mouvement interne qui participe d’un éternel renouvellement, en quête de toujours plus de lumière. »
(Najia Mehadji, Note d’atelier, 2005)
___
Pivoine.
« J’ai commencé à travailler sur cette fleur au début de la maladie de mon père en 2001 et jusqu’à son décès en 2003, au mois de mai, à la période de la floraison des pivoines. Elles évoquent le temps qui s’écoule, la vitesse de la lumière, l’éclair de leur beauté. Au printemps, je les dispose fraîchement coupées dans l’eau le matin ; elles deviennent pleinement épanouies le soir, et le lendemain presque fanées. Je photographie leur évolution, elles m’invitent à faire le deuil, mais plus largement elles me permettent d’évoquer l’éphémère de la vie, de notre passage sur terre, notre relation à l’univers. »
(Najia Mehadji, Entretien avec Florence d’Ist, pour l’exposition Être ainsi, Manoir de Martigny, Suisse, 2011)
___
Dessin.
« La trace et la ligne expriment le temps (la durée), un peu comme les cernes de croissance d’un tronc d’arbre ; la main et la pensée se laissent entraîner dans un rythme nécessaire à son déroulement et le dessin montre ainsi les étapes de sa gestation dans un mouvement vers l’expansion, la dilatation, le volume. Il est essentiel dans mon travail, tant sur papier que sur toile. Mes peintures sont en réalité de grands dessins à la craie réalisés dans une gestuelle physique et mentale ; ce sont des constructions fluides qui créent un lien entre le cosmique et l’humain, le spirituel et le sensible. »
(Najia Mehadji, Note d’atelier, 2005)
___
Dessin.
« Le dessin, c’est essentiel » affirme Najia Mehadji, dont les formes arborescentes se déploient en de puissantes structures dans un rapport d’optimisation maximale à l’espace. Dessinées dans la matière même à l’aide d’épais sticks de craie, celles-ci sont faites de traits continus qui découpent l’espace et dont la qualité de flux confère à l’image une dynamique proprement vitale. « Pour dessiner un arbre, il faut monter avec lui » recommandait Matisse à ses élèves. C’est ce que fait l’artiste dans cette façon de métaphore où le trait se substitue à la sève qui monte pour donner vie à l’œuvre et que conforte l’usage de la sanguine. Le monde du vivant auquel réfère d’emblée les dessins de Mehadji se double d’une mesure construite qui acte un rapport éminent à l’architecture dans ses fondements archétypaux et que sanctionne l’attention toute particulière que prête l’artiste à la lumière. D’où ce sentiment d’être face à la naissance de quelque chose, propre au dessin même, en ce moment unique où la forme émerge.
(Philippe Piguet, texte pour l’exposition À tension, fort fragile, Vitry-sur-Seine, 2002)