Première exposition personnelle de Najia Mehadji à l’Espace Claude Lemand, avec un choix d’oeuvres remarquables des années 2000. Peintures sur toile et dessins sur papier des séries Pivoine, Fleur de Grenade, Fleur d’amandier, Eros et Thanatos et Spring Dance. Najia Mehadji est représentée dans de grandes institutions publiques et privées, en France (Centre Georges Pompidou, ...), au Maroc (collection Société Générale, ...) et depuis peu dans les pays du Golfe.
Pascal Amel, Najia Mehadji, ou le sublime contemporain.
L’entre-deux
Si, d’aventure, l’on cherchait à citer, parmi quelques autres, le nom propre d’une artiste contempo-raine qui, de par sa biographie et de par ses œuvres, symbolise l’union entre l’Orient et l’Occident, c’est celui de Najia Mehadji. Franco-marocaine ou Maroco-française, née en 1950, ayant vécu son enfance et son adolescence à Paris, séjournant régulièrement à Fès dont sa famille est originaire, diplômée de l’Université Paris 1 où elle a soutenu en 1973 son mémoire sur Paul Cézanne, diplômée de l’Ecole des Beaux-arts de Paris, elle expose dès les années 80 dans des galeries parisiennes et, à partir de 1985, décide de partager sa vie entre son atelier de Paris et celui du Maroc - près d’Essaouira, dans le pays Haha, dans un douar où elle s’est aménagée un ryad traditionnel.
Depuis, l’entre-deux est devenu son mode de vie. Outre sa participation à de nombreuses expositions collectives internationales, pour ce qui concerne ses deux pays d’élection, « J’ai besoin des deux, dit-elle », différentes périodes de son œuvre ont été présentées à Bab Rouah, à Rabat, à l’espace Actua de l’Attijariwafabank et à la Société Générale de Casablanca ; aux musées de Poitiers et de Caen qui – dès la fin des années 80 - lui ont organisé une exposition personnelle ; à elles@centrepompidou que Beaubourg a consacré aux femmes artistes contemporaines du monde entier en 2009.
En France, contribuant à l’effervescence artistique du milieu des années 70, elle expérimente l’extrême contemporain qui s’y déroule. Dans les arts plastiques, Simon Hantaï, Judit Reigl, Jean Degottex, Martin Barré, le groupe Supports/surfaces interrogent la peinture à partir de ses composants élémentaires (toile, châssis, surface, plan, etc.) ; chacun de ces artistes s’engageant dans un processus volontaire – des règles du jeu facultatives mais cependant radicales – leur permettant de faire advenir à la surface ce qui, sans elles, n’aurait jamais pu l’être.
Najia travaille un temps avec Peter Brook et le Living Theatre, groupes de théâtre d’avant-garde ouvert aux cultures dites alors « extra européennes ». Suit les cours de Jerzy Grotowski qui, rompant avec les conventions occidentales de la représentation théâtrale (la coupure entre la scène et le public, la primauté du texte, le jeu psychologisant des acteurs, etc.) s’inspire des rituels ethnologiques et du théâtre traditionnel des civilisations orientales afin de créer la possibilité d’une « expérience scénique sacrée » partagée par les acteurs et les spectateurs où concrétiser « l’universel humain ». Que ce soit dans le théâtre contemporain ou dans la peinture, l’enjeu est moins l’invention de la forme pour la forme que l’expérience, l’exploration de soi, l’épreuve de l’œuvre, la transformation de l’artiste et celle - souhaitée – du regardeur. En somme, il s’agit d’élargir le champ de la perception de l’individu pour lui permettre d’atteindre un niveau plus élevé de conscience. Cette voie, dont la transformation de soi et de la société constitue l’objectif, se fonde sur une vision libératrice de l’être.
Durant ces mêmes années, Najia s’intéresse plus particulièrement à la gestualité du Nô japonais et aux rituels soufis des derviches tourneurs qu’elle transpose au fusain ou à l’encre noire. Elle crée des performances, avec des étudiants en musique contemporaine, en dessinant sur de grandes feuilles de papier préalablement sonorisées par des microcontacts. C’est aussi la période où elle fréquente le groupe Femmes/ Art et participe à la revue « Sorcières » où sont publiés ses premiers dessins, sorte de diagrammes en noir et blanc que l’on peut qualifier d’« abstraction sensible ».
Plus tard, elle lit Bergson, Deleuze, Djalal el Din Rumi, Platon, Ibn Arabi. Apprécie les films de Dreyer, de Bergman, de Bresson, les cinéastes de la lumière et du gros plan, de l’affect et du visage. Se sent proche de Lucio Fontana et des artistes de l’Arte povera qui, issus de l’utopie contestataire de la fin des années 60, renouvellent le paradigme Nature/Culture. De Robert Ryman et de Richard Serra, les minimalistes américains qui ont su garder la radicalité de la pensée et la sensibilité de la main. Voit les Anthropométries d’Yves Klein, les sculptures d’Anish Kappor, les vidéos de Bill Viola ou les peintures de Lee Ufan comme autant de démarches artistiques qui unissent le concept et la perception, la matière et l’immatériel.
Elle privilégie les œuvres lumineuses qui créent une sensation de plénitude. Qui célèbrent les noces du corps et de l’esprit. Qui captent « la puissance intemporelle de la vie ». La peinture des tombes des rois et des reines de l’Egypte pharaonique, les moines zen japonais du XIIe siècle, Chu Ta, le peintre chinois du XVIIe siècle qui a inventé la liberté du trait, Behzad, le Maître des enluminures persanes, les grandes icônes russes, Giotto, Greco, Malevitch, Matisse, les arts de l’Islam et l’architecture arabo-andalouse, (qu’elle a perçus dès l’adolescence, lors de visites à l’Alhambra, de médersas ou de promenades dans l’architecture blanche des médinas), font partie de ses références.
Franchir les portes de la perception
« Pour capter le flux il faut aller à l’essentiel » dit Najia. Elle suit sa voie. C’est comme une ascèse. Elle travaille chaque jour. A Paris. Ou à Lamsassa, près d’Essaouira. Elle conçoit. Elle peint. Elle dessine. Choisit soigneusement ses outils qui sont à la fois plus rudimentaires et plus tactiles que ceux de la peinture classique occidentale. Utilise la baguette de balsa, de gros fusains, le pinceau coréen, les mains, l’encre, le gesso, l’épais stick à l’huile comme couleur, la toile en lin ocre comme réserve, le noir et blanc pour l’intensité de ses contrastes, exclusivement une ou deux teintes monochromes par œuvre, des couleurs solaires, lumineuses, le rouge, le jaune, l’orange. Agrafe directe-ment sa toile vierge ou sa feuille de dessin contre un mur pour mieux sentir la résistance du support, le face à face du corps et de son report. Opte le plus souvent pour des formes optimales centrées, le cercle, le carré, l’octogone. Laisse agir la main pensante qui trace un réseau dynamique de lignes ou de touches s’éployant en autant de structures de flux oscillant entre la bidimensionnalité et la tridimensionnalité. Le tracé rythmique qui dessine la forme est ce qui en définit l’extension colorée. Comme si la profondeur surgissait à la surface.
Elle est autant du côté de l’agir que du non-agir, de l’action que de la contemplation, de la vérité de la sensation que de la célébration du sacré comme s’il s’agissait des deux faces opposées et cependant complémentaires d’un même sceau. Comme si la fertilité de la vitesse et la sensation de la longue durée étaient une seule et même temporalité. L’Obscur et le Lumineux, une même spatialité. Le corps, le bras, la main, l’outil, l’empreinte, l’œil intérieur et extérieur, l’idée et la forme sont d’un seul et même tenant - une même « révélation ». Il n’y a pas de repentir possible. Najia jette. Déchire. Garde ce qui est à l’aune de ce qu’elle considère comme « efficace », l’art étant, pour elle, le moyen de la métamorphose réelle de l’être et non pas seulement un enjeu esthétique ou symbolique.
Elle crée le plus souvent par séries où chaque œuvre à son autonomie, sa valeur intrinsèque. Icares. Tem. Ma. Coupoles. Chaosmos. Végétal. Gradient. Floral. Arborescence. Volutes. Spring Dance. Drapés. Son art est une méditation sur la vulnérabilité de l’être se confrontant à ce qui est de l’ordre du vertige et de l’intime. L’œuvre, qui en est le réceptacle, devient sanctuaire. Elle n’est pas sou-mise à la sphère du religieux, elle n’en dépend pas, elle ne l’illustre pas, mais l’œuvre a elle-même une fonction spirituelle.
Lors d’une récente visite d’atelier, l’artiste me précise : « Pour moi, comme dans l’art de Chu Ta le dépouillement et la simplicité ne sont pas dépourvus de subjectivité. Au contraire ! Chez lui, que ce soient un rocher ou des oiseaux qui se posent, tout est affect : joie, tristesse, vie, mort... Une simple fleur suggère des pensées philosophiques ou métaphysiques… C’est comme la Montagne Sainte Victoire de Cézanne ou dans ses aquarelles les plus épurées : chaque touche est essentielle – nécessaire – le paysage nous regarde, la montagne est vivante tel un autoportrait du peintre... C’est une manière métaphorique de capter, sans grandiloquence, ce qui est plus intense et plus durable que n’importe quelle vie individuelle. Comment peindre le vent dans les branches ? La beauté éphémère ? C’est tout l’enjeu de l’art zen qui, dans la dynamique vécue d’un trait d’encre ou d’un lavis, parvient à restituer la sensation du vent et faire advenir un temps hors du temps. Comment peindre l’état d’esprit du moine qui se promène dans un paysage ou qui le contemple ? Par la composition du vide et du plein, des tracés et des touches subjectives du pinceau qui, à travers la représentation des arbres ou des plis du vêtement du moine, parvient à créer une métaphore de l’euphorie ou de la nostalgie, de la plénitude ou de la vacuité que ce dernier ressent. »
Un art « engagé »
Najia pense que chaque artiste peut réagir, à sa manière, au tragique de l’histoire et de l’actualité. En 1993-94, bouleversée par la destruction de Sarajevo - symbole de la coexistence des trois mono-théismes - « l’épuration ethnique » et les crimes de guerre commis contre les Bosniaques, en ex-Yougoslavie, elle crée la série des Coupoles qui manifeste son intérêt pour les formes transculturelles dans l’architecture (notamment l’octogone), en faisant explicitement référence à la cosmologie des arts de l’Islam. Plus tard, en 2005, pour exorciser les violences des guerres du Proche-Orient, elle crée des œuvres numériques intégrant des détails agrandis de gravures de Goya (dont les Désastres de la guerre) au sein de dessins de fleurs fluorescentes, comme une tension entre Eros et Thanatos.
Elle est engagée mais ne désespère pas de l’humain. Consciente que l’art – l’ordre du symbolique – ne peut lutter à armes égales contre l’extrême violence de la barbarie, elle se refuse de réduire l’œuvre à un message, aussi juste et alarmiste soit-il. Pour elle, le rôle de l’artiste n’est pas toujours d’ajouter du bruit au bruit, encore moins de produire du divertissement ou du spectaculaire insignifiant, mais de résister au désenchantement et à la déshumanisation en créant des œuvres où, bien que mise en question, la plénitude de l’être finit par l’emporter sur le chaos. Il s’agit, pour elle, d’exorciser le mal et les forces délétères en épousant le flux de l’énergie vivifiante qui s’épanouit en autant d’œuvres révélant la beauté fulgurante de l’invisible. Elle cite souvent Monet qui a offert son cycle des Nymphéas à la France, en novembre 1918, au sortir de la première guerre mondiale, pour en faire « un monument à la paix et redonner un peu de vie à une époque dévastée qui en a tant besoin ».
La nouvelle donne
Mondialisation culturelle oblige, depuis le début du XXIe siècle nous assistons à un événement sans précédent : comme pour la littérature, le cinéma ou la musique, l’élargissement du regard à la planète entière est la révolution esthétique majeure de l’art contemporain de cette décennie.
Après la Chine, la Corée, l’Inde, l’Iran, la Turquie, le Mexique, le Brésil, c’est au tour des œuvres des artistes arabes – diasporas comprises – d’émerger sur la scène internationale. Réagissant, à juste titre, au funeste 11 septembre 2001 qui, au fil des années, a réduit médiatiquement le « musulman » aux clichés du terrorisme et de la burqa, quelques personnalités politiques lucides et nombre d’hommes et de femmes de la société civile aspirant à davantage de justice et de liberté ont investi le champ culturel afin de changer l’image du monde arabe. L’ouverture exponentielle de galeries publiques et privées, de musées et de fondations consacrées à l’art moderne et contemporain dans le Golfe, au Proche-Orient et dans le Maghreb ; la création de magazines et de sites internet spécialisés dans l’art ; la synergie de grandes expositions, de biennales ou de foires internationales permettant une plus grande circulation des artistes et une meilleure visibilité de leurs œuvres, est un fait majeur. Depuis nombre de villes arabes, Dubaï, Abu Dhabi, Doha, Beyrouth, Damas, Amman, Ramallah, Le Caire, Tunis, Alger, Casablanca, jusqu’aux villes-mondes, en particulier Paris, Londres, Berlin, New York, au sein desquelles vivent ou séjournent régulièrement plusieurs d’entre eux, les peintres, sculpteurs, photographes, vidéastes, installateurs du monde arabe, ou originaires du monde arabe, sont portés par une dynamique d’exception.
L’art contemporain est devenu transnational – transculturel ; l’impact des zones géographiques et historiques qui se juxtaposent ou s’interpénètrent un facteur de plus en plus déterminant sur la création. « A la différence des orientalismes de l’imaginaire, où l’Autre était une construction occidentale faite de clichés, de stéréotypes, et d’exotisme colonial, l’Orient est désormais dans l’Occident, et réciproquement. D’où la naissance d’esthétiques de l’entredeux, signes d’un nouveau travail de l’imaginaire de plus en plus métissé. » écrit Christine Buci-Glucksmann dans le livre de l’exposition Traits d’union – Paris et l’art contemporain arabe dont je suis le curateur. Après son succès à la Villa Emerige, en automne 2011, cette dernière - dont Najia Mehadji fait partie - va être montré, entre autres, à Beyrouth, à Sanaa, à Abu Dhabi, …
Un art du XXIe siècle
Najia suit sa voie. Elle fait partie des artistes arabes ou originaires du monde arabe les plus intéressants, qui utilisent la grammaire internationale de l’art contemporain tout en ayant un vocabulaire spécifique. Revendiquant sa part féminine au point de prendre pour thème le floral (ce qu’il y a de plus péjorativement connoté comme féminin), elle peint des « fleurs de volupté » qui se dilatent et qui vibrent. Invente une calligraphie au féminin où la ligne continue d’un geste trace des plis et des replis dans un mouvement intérieur/extérieur à la fois sensuel et sublime. Parvient à capter ce qui est premier, naissant, un temps d’avant le temps, afin de surmonter la dualité qui constitue le noyau dur de l’être et y substituer « l’unidualité ». Là où il y a le maximum d’intensité. Là où les oppositions peuvent se conjoindre. Là où tout est tension et réconciliation.
Crée des icônes contemporaines où s’unissent le dessin et la peinture, le fond et la forme, la structure et le flux, la subjectivité sensible de l’être et l’architecture élémentaire du cosmos, le direct et le différé, l’esthétique de l’Orient et de l’Occident.
Diastole-Systole.
Sa peinture et ses dessins sont à la fois réfléchis et spontanés, au cœur de l’élémentaire – haptique - et cependant raffinée – optique. Ses œuvres sont une ligne de crête entre l’épreuve des limites et l’illimité de l’invisible. Ses images évidentes et rayonnantes, un hymne à la vie où tout est « visage » - flux, fertilité, épanouissement, beauté, grâce fugace du réel, grâce précaire de l’être… Un humanisme cosmique.
(Pascal Amel, Najia Mehadji, ou le sublime contemporain, 2012).