Claude Aveline, Portrait de l’Oiseau-Qui-N’Existe-Pas. Paris, 1950.
Voici le portrait de l’Oiseau-Qui-N’Existe-Pas.
Ce n’est pas sa faute si le Bon Dieu qui a tout fait a oublié de le faire.
Il ressemble à beaucoup d’oiseaux, parce que les bêtes qui n’existent pas ressemblent à celles qui existent.
Mais celles qui n’existent pas n’ont pas de nom.
Et voilà pourquoi cet oiseau s’appelle l’Oiseau-Qui-N’Existe-Pas.
Et pourquoi il est si triste.
Il dort peut-être, ou il attend qu’on lui permette d’exister.
Il voudrait savoir s’il peut ouvrir le bec, s’il a des ailes, s’il est capable de plonger dans l’eau sans perdre ses couleurs, comme un vrai oiseau.
Il voudrait s’entendre chanter.
Il voudrait avoir peur de mourir un jour.
Il voudrait faire des petits oiseaux très laids, très vivants.
Le rêve d’un oiseau-qui-n’existe-pas, c’est de ne plus être un rêve.
Personne n’est jamais content.
Et comment voulez-vous que le monde puisse aller bien dans ces conditions ?
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CLAUDE AVELINE ET SON POEME,
Claude Lemand
Claude Aveline était un conteur merveilleux. Il adorait parler en public, lire ses textes à ses proches, à la radio ou devant un vaste auditoire. Il avait dit lui-même que la rédaction de ce poème lui avait pris à peine un quart d’heure, qu’il semblait couler de source, dans une langue et un style clairs. Une simple analyse stylistique nous permet de constater que le Portrait de l’Oiseau-Qui-N’Existe-Pas ne ressemble en rien aux autres poèmes de l’écrivain, même s’il a été ajouté tardivement à la nouvelle édition de son recueil De. Le texte du Portrait est simple, léger et pétillant, dans l’esprit et le style de ses textes pour enfants.
En effet, les titres de ses Histoires d’Animaux sont toujours composés de deux éléments contradictoires et antinomiques (Portrait / de l’Oiseau-qui-n’existe-pas, Histoire du chat blanc / qui était tout noir, Histoire de l’Eléphant / qui s’était fait passer pour un Moustique), le poème a un aspect didactique (il énumère toutes les caractéristiques physiques des Oiseaux : ailes / bec / pattes / plumes) - leur vol, leur chant, …, un aspect ludique (plonger dans l’eau sans perdre ses couleurs), un aspect psychologique et philosophique (il est si triste, besoin de descendance, avoir peur de mourir un jour).
Quant à la formule de la fin « Personne n’est jamais content / Et comment voulez-vous que le monde puisse aller bien dans ces conditions ? », il semble que le poète ait fini son poème, comme il avait terminé certaines de ses Histoires pour enfants, par une formule sibylline de conteur qui éblouit les enfants et les projette dans la réflexion sans fin et le rêve.
On pourrait aussi considérer que la formule clôt l’histoire et ouvre le champ à l’interprétation. En effet, la fin du poème n’est pas une morale semblable à celle des fables, mais une énigme ouverte, polysémique. Rares sont les personnes qui l’ont comprise comme une apologie du conservatisme. Bien au contraire, « Personne n’est jamais content » serait le propre de l’homme, perpétuel insatisfait de sa situation matérielle et surtout de sa condition humaine, qu’il cherche à améliorer.
Poème multiple donc, qui supporte sans artifice une interprétation symbolique de tous ses composants : les ailes symbolisent la création, ... Comme L’Albatros de Baudelaire, il exprime aussi, et plus simplement, la condition du poète, du rêveur, de l’artiste qui vit pleinement dans l’univers qu’il se crée et qui est handicapé dans la vie réelle. L’art est un moyen pour trouver l’image spirituelle à partir d’un réel très dur, car l’art sublime le réel et le rend supportable.
Le poète était lui-même étonné et heureux du destin fabuleux de son petit poème, aux sens multiples, « du ludique à l’esthétique, du tragique au divertissement », à l’image de son œuvre. Certains artistes ont compris le poème dans son sens littéral et l’ont représenté comme un simple oiseau, avec ses caractéristiques physiques. D’autres y ont vu une fantaisie et un jeu. Nombreux sont ceux qui l’ont lu comme une invitation à chercher et trouver l’oiseau qui sommeille en chacun de nous, qui est là en puissance.
D’ailleurs, la phrase « Il voudrait avoir peur de mourir un jour » est une claire invitation à voir l’Oiseau comme un symbole de l’Homme. L’oiseau est un thème important dans l’histoire des arts. Georges Bataille a écrit sur la première représentation de l’homme-oiseau dans la grotte de Lascaux. Pensons au faucon de Léonard de Vinci, aux oiseaux de Picasso, Braque ou Wifredo Lam, … aux multiples Oiseaux, chefs-d’œuvre des grands musiciens et cinéastes du XXème siècle.
Ecrit en 1950, ce Portrait de l’Oiseau-Qui-N’Existe-Pas est aussi marqué par son époque, les années d’occupation, de résistance et d’extermination : des millions d’oiseaux se sont envolés à Auschwitz et dans les camps de la mort. Cette pensée hante l’esprit de l’écrivain, dans sa vie et dans ses nombreux écrits de l’après-guerre. Elle reviendra, vingt-cinq années plus tard, sous la forme d’un cri de révolte et d’horreur, dans son admirable Monologue pour un Disparu.
Pour de nombreux artistes et créateurs, ce Portrait de l’Oiseau-Qui-N’Existe-Pas est une profession de foi : un poème est capable de changer le monde. Pour Franck Charlet, la morale du poème dit clairement « au lieu de chercher à s’enfermer dans le rêve et dans les paradis artificiels, il faut agir dans le monde réel ». Voici le témoignage de Jean Masse, disciple de la chorégraphe et danseuse Karin Waehner, qui avait créé et dansé un ballet Portrait de l’Oiseau-Qui-N’Existe-Pas, sur une musique de Paul Arma, en 1963 : « J’ai été très heureux de lire combien ce poème peut encore susciter des actes de création en peinture, en graphismes. C’est le devenir de la création qui redonne du vivant et, à travers la poésie, nous retrouvons ce qui est vraiment humain dans l’homme ». (Lettre à Claude Lemand, Bordeaux, 2013).