KHALED TAKRETI, LES FEMMES ET LA GUERRE. Peintures récentes.
Thierry Savatier, Les Mères universelles de Khaled Takreti.
Blog : savatier.blog.lemonde.fr
Nietzsche disait : « spiritualiser nos états de maladie, voilà le but de l’artiste ». En ce sens, l’évolution récente de la peinture de Khaled Takreti est assez nietzschéenne car son inspiration traduit l’une des maladies du monde contemporain. Cet artiste syrien né au Liban travaille depuis dix ans à Paris, après avoir séjourné en Egypte, en Syrie et aux Etats-Unis. Son style, très personnel et particulièrement orienté sur la figure humaine, se reconnaît facilement ; on y trouve un assemblage d’esthétique pop-art (avec une prédilection pour les aplats, les formats polyptyques parfois monumentaux), de fonds unis et d’une ironie qui le conduit à proposer des personnages étranges, pittoresques, quelquefois zoomorphes, quand il ne se met pas lui-même en scène dans une forme d’autodérision étudiée.
Si la couleur, du neutre à l’acidulé, marquait ses tableaux précédents, c’est aujourd’hui le noir qui domine, comme si sa palette s’était érodée sous les coups portés à son pays d’origine par un conflit polymorphe dont les enjeux géopolitiques le dépassent. Son exposition parisienne, Les Femmes et la guerre, à la Galerie Claude Lemand (16, rue Littré, jusqu’au 18 février), en témoigne. Elle réunit une trentaine d’œuvres réparties sur deux thèmes principaux.
Au rez-de-chaussée, s’alignent douze portraits de femmes de format identique (146 x 114 cm) symbolisant, au premier abord, autant de villes syriennes. Longilignes, debout, elles occupent l’espace, regardent silencieusement le spectateur, se détachent sur un fond qui s’obscurcit au fur et à mesure que l’on avance dans la série – elles sont numérotées de 1 à 12. L’uniformité chromatique n’est qu’une illusion ; certains arrière-plans et vêtements réservent de discrets jeux de matière, perceptibles au visiteur qui s’approche. On reconnaît les marques laissées par un textile, une fine dentelle. Les visages, tous différents, graves, expriment une multitude de sentiments, délicatesse, tristesse, inquiétude, dignité. L’absence de pathos (car l’artiste a eu l’habileté d’éviter ce piège) donne à ces figures qui se détachent une force évidente ; chacune de ces femmes, dont on devine la diversité des origines sociales, pourrait revendiquer le titre de Mater dolorosa, dans l’acception, non pas religieuse, mais universelle du terme – la plus universelle étant sans doute celle dont ne subsiste que le squelette, nécessairement dénué de tout marqueur anthropologique ou social.
Au sous-sol, un bel espace abrite une dizaine d’encres de Chine sur papier, deux toiles et un diptyque sur la thématique du baluchon. Le peintre ne s’éloigne pas ici de la série précédente, il la complète, car le baluchon, pour les femmes syriennes, désigne l’accessoire du nomadisme par excellence ; facile à constituer et à transporter, il accompagne les fuites, les migrations, contient les souvenirs, préfigure un nouveau départ. Le tissu blanc de ces bagages de fortune, fabriqué à Hama (ville située entre Homs et Alep), est imprimé de motifs noirs typiques, reportés à la main à l’aide de tampons, suivant une méthode traditionnelle.
On cherchera vainement un message politique dans ces œuvres très récentes, car le regard critique d’un peintre n’a de valeur que s’il s’affranchit du prisme partisan. De ces figures, dont l’esthétique et le statisme nous hantent, se dégage une portée plus essentielle, un témoignage humain qui invite aussi à une relecture des productions plus anciennes de Khaled Takreti, marquées par une forme d’humour dont on se dit, selon la magistrale définition de Chris Marker, qu’il était, pour l’artiste, une forme de « politesse du désespoir ».
Illustrations : Khaled Takreti, Les Femmes et la guerre 6, acrylique sur toile, 146 x 114 cm – Les Femmes et la guerre 4, acrylique sur toile, 146 x 114 cm – Les Femmes et la guerre 8, acrylique sur toile, 146 x 114 cm – Baluchons 3, acrylique sur toile, diptyque, 146 x 228 cm. © Khaled Takreti.
Revue ART ABSOLUMENT. Entretien avec Khaled Takreti.
Tom Laurent. Dans le grand tableau Les Réfugiés, on peut apercevoir Aylan, l’enfant syrien dont la photographie a fait polémique et remué les consciences. Aylan devenu un symbole, mais il était également un individu. Dans votre œuvre, il n’est pas central, mais un élément dans un ensemble. Est-ce un choix conscient ?
Khaled Takreti. Il y a des centaines, des milliers de personnes qui ont perdu la vie, que ce soit sur place ou lors des migrations. L’image d’Aylan a été mise en lumière, il est devenu un symbole, mais c’est une victime aussi importante que les autres. Dans la composition du tableau, il est placé en bas à droite, mais il se distingue par le vide qui l’entoure. Il est le foyer de l’œuvre, sans pour autant être placé au centre, le point vers lequel notre regard est attiré pour entrer dans le tableau. J’ai donné ici un rôle précis à Aylan : celui de la porte qui s’ouvre sur la multitude.
T. L. Voyez-vous votre peinture comme une forme de catharsis ?
K. T. Quand quelqu’un décède, on peut se demander pourquoi on doit aller voir son cadavre et l’enterrer... et pourquoi doit-on assister à cette cérémonie ? Pour moi, cela sert à y croire... à réaliser que la personne est partie. La réalité du corps, et celle de la tombe, le permettent. Dans ma peinture se joue la même chose : je dois voir avec elle, de mes propres yeux, sinon je ne peux ni accepter ni croire.
T. L. Quelle est la genèse de la série Les Femmes et la guerre ?
K. T. Ce qui se passe actuellement en Syrie a réveillé en moi un souvenir qui date de mon enfance. C’est la seconde fois que je vis une période de guerre. Lors de la première, j’avais seulement onze ans, c’était la guerre civile libanaise. Je me rappelle avoir vu une femme qui essayait de sauver son fils et sa mère. J’ai vu la femme se transformer, oublier toute séduction, pour devenir cet être qui lutte pour la vie. La seconde fois que la guerre s’est déclarée, ça a fait renaître cette image en moi. J’ai alors travaillé sur les différentes facettes de la femme, inspiré par une seule d’entre elles, ma mère, car son histoire ressemble à celle que je viens d’évoquer. J’ai composé différents types de femmes liées à plusieurs villes syriennes, et j’espère ainsi que l’on se souviendra d’elles et de leur histoire. J’avais aussi envie d’exprimer tout cela à travers la peinture, car le sujet est beaucoup plus profond que la distance et le décalage que l’on observe dans mes œuvres antérieures.
T. L. Quelles villes chacune de ces femmes incarne-t-elle en particulier ?
K. T. Il faut d’abord dire que leur forme allongée renvoie à la mort, à la statuaire et sa part mémorielle. Elles incarnent l’histoire de toute une guerre et l’esprit de toutes nos villes. Il y a Hama, Alep, Palmyre ou encore Homs... Damas est représentée par celle qui porte le foulard, qui constitue pour elle une forme de dignité : c’est la mère par excellence, avec la broche en diamant, qui ne sortirait pas autrement que parée ainsi, distinguée, sobre et retenue. Pour la dernière de la série, j’ai d’abord peint une femme puis je l’ai en quelque sorte décharnée morceau après morceau, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un squelette, dont seul un poumon respire encore, et qui reste solidaire de son enfant jusque dans la mort.
T. L. Les Baluchons expriment également ce deuil…
K. T. Lorsqu’il y a la guerre, il y a inévitablement des migrations. Tout le monde a déjà ressenti une fois dans sa vie cette envie, ce besoin de partir, de tout quitter pour recommencer sa vie quelque part. Les Baluchons sont comme un nouveau départ, car j’en vois la part positive et une manière de se souvenir. Le motif est fabriqué dans une seule ville : Hama, située au sud d’Alep. Imprimé généralement à la main, à l’aide de tampons noirs sur des tissus blancs, il est à l’origine un motif du quotidien : c’est simplement un tissu destiné à décorer les foyers. Le motif n’était pas symbolique en soi, c’est moi qui ai décidé de m’en emparer comme le signe d’un demi-deuil, où s’entremêle le noir et le blanc. J’ai décidé de mettre de côté la couleur et l’ironie de mes travaux plus anciens pour parler de ces sujets, où la migration des peuples rejoint ma propre histoire.